Vous jouez de la flûte. Vous nous jouerez bien quelque chose ?

En même temps, il tendit au précepteur la petite flûte taillée près de l’abreuvoir. Puis il annonça très haut et très distinctement que le précepteur du château allait exécuter un morceau sur la flûte.

Le précepteur, comprenant qu’on allait se moquer de lui, ne voulait pas jouer, bien qu’il sût. Mais on le pressa, on le força, et il finit par prendre la flûte et la porter à sa bouche.

Le merveilleux instrument ! Il émit un son strident comme celui d’une locomotive ; on l’entendit dans tout le château, et par-delà la forêt. En même temps s’élevait une tempête de vent qui sifflait :

– Chacun à sa place !

Le maître de la maison, comme enlevé par le vent, fut transporté à l’étable. Le bouvier fut emmené, non dans la grande salle, mais à l’office, au milieu des laquais en livrée d’argent. Ces messieurs furent scandalisés de voir cet intrus s’asseoir à leur table !

Dans la grande salle, la petite baronne s’envola à la place d’honneur, où elle était digne de s’asseoir. Le fils du pasteur prit place près d’elle ; tous deux semblaient être deux mariés. Un vieux comte, de la plus ancienne noblesse du pays, fut maintenu à sa place, car la flûte était juste, comme on doit l’être.

L’aimable cavalier à qui l’on devait ce jeu de flûte, celui qui était fils de son père, alla droit au poulailler.

La terrible flûte ! Mais, fort heureusement, elle se brisa, et c’en fut fini du : « Chacun à sa place ! »

Le jour suivant, on ne parlait plus de tout ce dérangement. Il ne resta qu’une expression proverbiale : « ramasser la flûte ».

Tout était rentré dans l’ancien ordre. Seuls, les deux portraits de la gardeuse d’oies et du colporteur pendaient maintenant dans la grande salle, où le vent les avait emportés. Un connaisseur ayant dit qu’ils étaient peints de main de maître, on les restaura.

« Chacun et chaque chose à sa place ! » On y vient toujours. L’éternité est longue, plus longue que cette histoire.

Chapitre 11 Le chanvre

Le chanvre était en fleur. Ses fleurs sont bleues, admirablement belles, molles comme les ailes d’un moucheron et encore plus fines. Le soleil répandait ses rayons sur le chanvre, et les nuages l’arrosaient, ce qui lui faisait autant de plaisir qu’une mère en fait à son enfant lorsqu'elle le lave et lui donne un baiser. L’un et l’autre n’en deviennent que plus beaux.

« J’ai bien bonne mine, à ce qu’on dit, murmura le chanvre ; je vais atteindre une hauteur étonnante, et je deviendrai une magnifique pièce de toile. Ah ! Que je suis heureux ! Il n’y a personne qui soit plus heureux que moi ! Je me porte à merveille, et j’ai un bel avenir ! La chaleur du soleil m’égaye, et la pluie me charme en me rafraîchissant ! Oui, je suis heureux, heureux on ne peut plus !

– Oui, oui, oui, dirent les bâtons de la haie, vous ne connaissez pas le monde ; mais nous avons de l’expérience, nous. »

Et ils craquèrent lamentablement, et chantèrent :

Cric, crac ! cric, crac ! crac !

C’est fini ! C’est fini ! C’est fini !

« Pas sitôt, répondit le chanvre ; voilà une bonne matinée, le soleil brille, la pluie me fait du bien, je me sens croître et fleurir. Ah ! je suis bien heureux ! »

Mais un beau jour il vint des gens qui prirent le chanvre par le toupet, l’arrachèrent avec ses racines, et lui firent bien mal. D’abord on le mit dans l’eau comme pour le noyer, puis on le mit au feu comme pour le rôtir. Ô cruauté !

« On ne saurait être toujours heureux, pensa le chanvre ; il faut souffrir, et souffrir c’est apprendre. »

Mais tout alla de pis en pis. Il fut brisé, peigné, cardé ; sans y comprendre un mot. Puis on le mit à la quenouille, et rrrout ! Il perdit tout à fait la tête.

« J’ai été trop heureux, pensait-il au milieu des tortures ; les biens qu’on a perdus, il faut encore s’en réjouir, s’en réjouir ». Et il répétait : « s’en réjouir », que déjà il était, hélas ! mis au métier, et devenait une magnifique pièce de toile. Les mille pieds de chanvre ne faisaient qu’un morceau.

« Vraiment ! C’est prodigieux ; je ne l’aurais jamais cru ; quelle chance pour moi ! Que chantaient donc les bâtons de la haie avec leur

Cric, crac ! Cric, crac ! Crac !

C’est fini ! C’est fini ! C’est fini !

« Mais… je commence à peine à vivre. C’est prodigieux ! Si j’ai beaucoup souffert, me voilà maintenant plus heureux que jamais ; Je suis si fort, si doux, si blanc, si long ! C’est une autre condition que la condition de plante, même avec les fleurs. Personne ne vous soigne, et vous n’avez d’autre eau que celle de la pluie. Maintenant, au contraire, que d’attentions ! Tous les matins les filles me retournent, et tous les soirs on m’administre un bain avec l’arrosoir. La ménagère de M. le curé a même fait un discours sur moi, et a prouvé parfaitement que je suis le plus beau morceau de la paroisse. Je ne saurais être plus heureux ! »

La toile fut portée à la maison et livrée aux ciseaux. On la coupait, on la coupait, on la piquait avec l’aiguille. Ce n’était pas très agréable ; mais en revanche elle fit bientôt douze morceaux de linge, douze belles chemises.

« C’est à partir d’aujourd’hui seulement que je suis quelque chose.