Il était bien rongé au
milieu du tronc, de la racine jusqu’au faîte ; les orages
l’avaient bien un peu abîmé, mais il tenait toujours, et dans les
fentes où le vent avait apporté de la terre, poussaient du gazon et
des fleurs. Tout en haut du tronc, là où les grandes branches
prenaient naissance, il y avait tout un petit jardin avec des
framboisiers et des aubépines. Un petit arbousier même avait
poussé, mince et élancé, sur le vieil arbre qui se reflétait dans
l’eau noire de l’abreuvoir. Un petit sentier abandonné traversait
la cour tout près de là. Le nouveau manoir était sur le haut de la
colline, près de la forêt. On avait de là une vue superbe.
La demeure était grande et magnifique, avec
des vitres si claires qu’on pouvait croire qu’il n’y en avait
pas.
Rien n’était en discordance. »Tout à sa
place ! » était toujours le mot d’ordre. C’est pourquoi
tous les tableaux qui, jadis, avaient eu la place d’honneur dans le
vieux manoir étaient suspendus maintenant dans un corridor.
N’étaient-ce pas des « croûtes », à commencer par deux
vieux portraits représentant, l’un, un homme en habit rouge, coiffé
d’une perruque, l’autre, une dame poudrée, les cheveux relevés, une
rose à la main ? Une grande couronne de feuilles de saule les
entourait. Il y avait de grands trous ronds dans la toile ;
ils avaient été faits par les jeunes barons qui, tirant à la
carabine, prenaient pour cible les deux pauvres vieux, le
conseiller de justice et sa femme, les deux ancêtres de la maison.
Le fils du pasteur était précepteur au château. Il mena un jour les
petits barons et leur sœur aînée, qui venait d’être confirmée, par
le petit sentier qui conduisait au vieux saule.
Quand on fut au pied de l’arbre, le plus jeune
des barons voulut se tailler une flûte comme il l’avait déjà fait
avec d’autres saules, et le précepteur arracha une branche.
– Oh ! ne faites pas cela ! s’écria,
mais trop tard, la petite fille. C’est notre illustre vieux
saule ! Je l’aime tant ! On se moque de moi pour cela, à
la maison, mais cela m’est égal. Il y a une légende sur le vieil
arbre …
Elle conta alors tout ce que nous venons de
dire au sujet de l’arbre, du vieux château, de la gardeuse d’oies
et du colporteur dont la famille illustre et la jeune baronne
elle-même descendait.
Ces braves gens ne voulaient pas se laisser
anoblir, dit-elle. »Chacun et chaque chose à sa place »
était leur devise. L’argent ne leur semblait pas un titre suffisant
pour qu’on les élevât au-dessus de leur rang. Ce fut leur fils, mon
grand-père, qui devint baron. Il avait de grandes connaissances et
était très considéré et très aimé du prince et de la princesse qui
l’invitaient à toutes leurs fêtes. C’était lui que la famille
révérait le plus, mais je ne sais pourquoi, il y a en moi quelque
chose qui m’attire surtout vers les deux ancêtres. Ils devaient
être si affables, dans leur vieux château où la maîtresse de la
maison filait assise au milieu de ses servantes et où le maître
lisait la Bible tout haut.
Le précepteur prit la parole :
– Il est à la mode dit-il, chez nombre de
poètes, de dénigrer les nobles, en disant que c’est chez les
pauvres, et, de plus en plus, à mesure qu’on descend dans la
société, que brille la vraie noblesse. Ce n’est pas mon avis ;
c’est chez les plus nobles qu’on trouve les plus nobles traits. Ma
mère m’en a conté un, et je pourrais en ajouter plusieurs. Elle
faisait visite dans une des premières maisons de la ville où ma
grand-mère avait, je crois, été gouvernante de la maîtresse de la
maison. Elle causait dans le salon avec le vieux maître, un homme
de la plus haute noblesse. Il aperçut dans la cour une vieille
femme qui venait, appuyée sur des béquilles. Chaque semaine, on lui
donnait quelques shillings.
– La pauvre vieille ! Elle a bien du mal
à marcher ! dit-il.
« Et, avant que ma mère s’en fût rendu
compte, il était en bas, à la porte ; ainsi lui, le vieux
seigneur octogénaire, sortait pour épargner quelques pas à la
vieille et lui remettre ses shillings. Ce n’est qu’un simple
trait ; mais, comme l’aumône de la veuve, il va droit au cœur
et le fait vibrer. C’est ce but que devraient poursuivre les poètes
de notre temps ; pourquoi ne chantent-ils pas ce qui est bon
et doux, ce qui réconcilie ? »
Mais il est vrai qu’il y a un autre genre de
nobles.
– Cela sent la roture, ici ! disent-ils
aux bourgeois.
« Ces nobles-là, oui, ce sont de faux
nobles, et l’on ne peut qu’applaudir à ceux qui les raillent dans
leurs satires. »
Ainsi parla le précepteur. C’était un peu
long, mais aussi, l’enfant avait eu le temps de tailler sa
flûte.
Il y avait grande réunion au château :
hôtes venus de la capitale ou des environs, dames vêtues avec goût
ou sans goût. La grande salle était pleine d’invités. Le fils du
pasteur se tenait modestement dans un coin.
On allait donner un grand concert. Le petit
baron avait apporté sa flûte de saule, mais il ne savait pas
souffler dedans, ni son père non plus.
Il y eut de la musique et du chant. S’y
intéressèrent surtout ceux qui exécutèrent. C’était bien assez, du
reste.
– Mais vous êtes aussi un virtuose ! dit
au précepteur un des invités.
1 comment