Les fleurs
finissaient par laisser pencher leurs petites têtes. Elles
pâlissaient, se fanaient ; mais il en poussait toujours de
nouvelles : à chacune qui naissait, le père disait avec une
inaltérable confiance : « Tu viens comme marée en carême,
impossible d’éclore plus à propos. J’attends à chaque minute le
moment où nous passerons de l’autre côté de la haie. »
Quelques marguerites innocentes, un long et maigre plantin qui
poussaient dans le voisinage, entendaient ces discours, et y
croyaient naïvement. Ils en conçurent une profonde admiration pour
le chardon, qui, en retour, les considérait avec le plus complet
mépris. Le vieil âne, quelque peu sceptique par nature, n’était pas
aussi sûr de ce que proclamait avec tant d’assurance le chardon.
Toutefois, pour parer à toute éventualité, il fit de nouveaux
efforts pour attraper ce cher chardon avant qu’il fût transporté en
des lieux inaccessibles. En vain il tira sur son licou ;
celui-ci était trop court et il ne put le rompre. À force de songer
au glorieux chardon qui figure dans les armes d’Écosse, notre
chardon se persuada que c’était un de ses ancêtres ; qu’il
descendait de cette illustre famille et était issu de quelque
rejeton venu d’Écosse en des temps reculés. C’étaient là des
pensées élevées, mais les grandes idées allaient bien au grand
chardon qu’il était, et qui formait un buisson à lui tout seul. Sa
voisine, l’ortie, l’approuvait fort… » Très souvent, dit-elle,
on est de haute naissance sans le savoir ; cela se voit tous
les jours. Tenez, moi-même, je suis sûre de n’être pas une plante
vulgaire. N’est-ce pas moi qui fournis la plus fine mousseline,
celle dont s’habillent les reines ? » L’été se passe, et
ensuite l’automne. Les feuilles des arbres tombent. Les fleurs
prennent des teintes plus foncées et ont moins de parfum. Le garçon
jardinier, en recueillant les tiges séchées, chante à
tue-tête : Amont, aval ! En haut, en bas ! C’est là
tout le cours de la vie ! Les jeunes sapins du bois
recommencent à penser à Noël, à ce beau jour où on les décore de
rubans, de bonbons et de petites bougies. Ils aspirent à ce
brillant destin, quoiqu’il doive leur en coûter la vie. »
Comment, je suis encore ici ! dit le chardon, et voilà huit
jours que les noces ont été célébrées ! C’est moi pourtant qui
ai fait ce mariage, et personne n’a l’air de penser à moi, pas plus
que si je n’existais point. On me laisse pour reverdir. Je suis
trop fier pour faire un pas vers ces ingrats, et d’ailleurs, le
voudrais-je, je ne puis bouger. Je n’ai rien de mieux à faire qu’à
patienter encore. » Quelques semaines se passèrent. Le chardon
restait là, avec son unique et dernière fleur ; elle était
grosse et pleine, on eût presque dit une fleur d’artichaut ;
elle avait poussé près de la racine, c’était une fleur robuste. Le
vent froid souffla sur elle ; ses vives couleurs
disparurent ; elle devint comme un soleil argenté. Un jour le
jeune couple, maintenant mari et femme, vint se promener dans le
jardin. Ils arrivèrent près de la haie, et la belle Écossaise
regarda par delà dans les champs : « Tiens !
dit-elle, voilà encore le grand chardon, mais il n’a plus de
fleurs !
– Mais si, en voilà encore une, ou du moins
son spectre, dit le jeune homme en montrant le calice desséché et
blanchi.
– Tiens, elle est fort jolie comme cela !
reprit la jeune dame. Il nous la faut prendre, pour qu’on la
reproduise sur le cadre de notre portrait à tous deux. »
Le jeune homme dut franchir de nouveau la haie
et cueillir la fleur fanée. Elle le piqua de la bonne façon :
ne l’avait-il pas appelée un spectre ? Mais il ne lui en
voulut pas : sa jeune femme était contente. Elle rapporta la
fleur dans le salon. Il s’y trouvait un tableau représentant les
jeunes époux : le mari était peint une fleur de chardon à sa
boutonnière. On parla beaucoup de cette fleur et de l’autre, la
dernière, qui brillait comme de l’argent et qu’on devait ciseler
sur le cadre. L’air emporta au loin tout ce qu’on dit. » Ce
que c’est que la vie, dit le chardon : ma fille aînée a trouvé
place à une boutonnière, et mon dernier rejeton a été mis sur un
cadre doré. Et moi, où me mettra-t-on ? » L’âne était
attaché non loin : il louchait vers le chardon :
« Si tu veux être bien, tout à fait bien, à l’abri de la
froidure, viens dans mon estomac, mon bijou. Approche ; je ne
puis arriver jusqu’à toi, ce maudit licou n’est pas assez
long. » Le chardon ne répondit pas à ces avances grossières.
Il devint de plus en plus songeur, et, à force de tourner et
retourner ses pensées, il aboutit, vers Noël, à cette conclusion
qui était bien au-dessus de sa basse condition : « Pourvu
que mes enfants se trouvent bien là où ils sont, se dit-il ;
moi, leur père, je me résignerai à rester en dehors de la haie, à
cette place où je suis né.
– Ce que vous pensez là vous fait honneur, dit
le dernier rayon de soleil.
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