Comme
nous l’examinâmes avec empressement ! Le bisaïeul prit sa
loupe et la regarda longtemps.
– Quel malheur, s’écria le bisaïeul, qu’on
n’ait pas depuis longtemps connu cet art de reproduire les traits
par le soleil ! Nous pourrions voir face à face les grands
hommes de l’histoire. Voyez donc quel charmant visage ; comme
cette jeune fille est gracieuse ! Je la reconnaîtrai dès
qu’elle passera notre seuil.
Le mariage de Frédéric eut lieu en
Amérique ; les jeunes époux revinrent en Europe et
atteignirent heureusement l’Angleterre d’où ils s’embarquèrent pour
Copenhague. Ils étaient déjà en face des blanches dunes du Jutland,
lorsque s’éleva un ouragan ; le navire, secoué, ballotté, tout
fracassé, fut jeté à la côte. La nuit approchait, le vent faisait
toujours rage ; impossible de mettre à la mer les chaloupes et
on prévoyait que le matin le bâtiment serait en pièces.
Voilà qu’au milieu des ténèbres reluit une
fusée ; elle amène un solide cordage ; les matelots s’en
saisissent ; une communication s’établit entre les naufragés
et la terre ferme. Le sauvetage commence et, malgré les vagues et
la tempête, en quelques heures tout le monde est arrivé
heureusement à terre.
À Copenhague nous dormions tous bien
tranquillement, ne songeant ni aux dangers, ni aux chagrins.
Lorsque le matin la famille se réunit, joyeuse d’avance de voir
arriver le jeune couple, le journal nous apprend, par une dépêche,
que la veille un navire anglais a fait naufrage sur la côte du
Jutland. L’angoisse saisit tous les cœurs ; mon père court aux
renseignements ; il revient bientôt encore plus vite nous
apprendre que, d’après une seconde dépêche, tout le monde est sauvé
et que les êtres chéris que nous attendons ne tarderont pas à être
au milieu de nous. Tous nous éclatâmes en pleurs ; mais
c’étaient de douces larmes ; moi aussi, je pleurai, et le
bisaïeul aussi ; il joignit les mains et, j’en suis sûr, il
bénit notre âge moderne. Et le même jour encore il envoya deux
cents écus à la souscription pour le monument d’Oersted. Le soir,
lorsque arriva Frédéric avec sa belle jeune femme, le bisaïeul lui
dit ce qu’il avait fait ; et ils s’embrassèrent de nouveau. Il
y a de braves cœurs dans tous les temps.
Chapitre 6
Le bonhomme de neige
Quel beau froid il fait aujourd’hui ! dit
le Bonhomme de neige. Tout mon corps en craque de plaisir. Et ce
vent cinglant, comme il vous fouette agréablement ! Puis, de
l’autre côté, ce globe de feu qui me regarde tout béat !
Il voulait parler du soleil qui disparaissait
à ce moment.
– Oh ! il a beau faire, il ne m’éblouira
pas ! Je ne lâcherai pas encore mes deux escarboucles.
Il avait, en effet, au lieu d’yeux, deux gros
morceaux de charbon de terre brillant et sa bouche était faite d’un
vieux râteau, de telle façon qu’on voyait toutes ses dents. Le
bonhomme de neige était né au milieu des cris de joie des
enfants.
Le soleil se coucha, la pleine lune monta dans
le ciel ; ronde et grosse, claire et belle, elle brillait au
noir firmament.
– Ah ! le voici qui réapparaît de l’autre
côté, dit le Bonhomme de neige.
Il pensait que c’était le soleil qui se
montrait de nouveau.
– Maintenant, je lui ai fait atténuer son
éclat. Il peut rester suspendu là-haut et paraître brillant ;
du moins, je peux me voir moi-même. Si seulement je savais ce qu’il
faut faire pour bouger de place ! J’aurais tant de plaisir à
me remuer un peu ! Si je le pouvais, j’irais tout de suite me
promener sur la glace et faire des glissades, comme j’ai vu faire
aux enfants. Mais je ne peux pas courir.
– Ouah ! ouah ! aboya le chien de
garde.
Il ne pouvait plus aboyer juste et était
toujours enroué, depuis qu’il n’était plus chien de salon et
n’avait plus sa place sous le poêle.
– Le soleil t’apprendra bientôt à courir. Je
l’ai bien vu pour ton prédécesseur, pendant le dernier hiver.
Ouah ! ouah !
– Je ne te comprends pas, dit le Bonhomme de
neige. C’est cette boule, là-haut (il voulait dire la lune), qui
m’apprendra à courir ? C’est moi plutôt qui l’ai fait filer en
la regardant fixement, et maintenant elle ne nous revient que
timidement par un autre côté.
– Tu ne sais rien de rien, dit le chien ;
il est vrai aussi que l’on t’a construit depuis peu. Ce que tu vois
là, c’est la lune ; et celui qui a disparu, c’est le soleil.
Il reviendra demain et, tu peux m’en croire, il saura t’apprendre à
courir dans le fossé. Nous allons avoir un changement de temps. Je
sens cela à ma patte gauche de derrière. J’y ai des élancements et
des picotements très forts.
– Je ne le comprends pas du tout, se dit à
lui-même le Bonhomme de neige, mais j’ai le pressentiment qu’il
m’annonce quelque chose de désagréable. Et puis, cette boule qui
m’a regardé si fixement avant de disparaître, et qu’il appelle le
soleil, je sens bien qu’elle aussi n’est pas mon amie.
– Ouah ! ouah ! aboya le chien en
tournant trois fois sur lui-même.
Le temps changea en effet. Vers le matin, un
brouillard épais et humide se répandit sur tout le pays, et, un peu
avant le lever du soleil, un vent glacé se leva, qui fit redoubler
la gelée. Quel magnifique coup d’œil, quand le soleil parut !
Arbres et bosquets étaient couverts de givre et toute la contrée
ressemblait à une forêt de blanc corail. C’était comme si tous les
rameaux étaient couverts de blanches fleurs brillantes.
Les ramifications les plus fines, et que l’on
ne peut remarquer en été, apparaissaient maintenant très
distinctement. On eût dit que chaque branche jetait un éclat
particulier, c’était d’un effet éblouissant. Les bouleaux
s’inclinaient mollement au souffle du vent ; il y avait en eux
de la vie comme les arbres en ont en plein été. Quand le soleil
vint à briller au milieu de cette splendeur incomparable, il sembla
que des éclairs partaient de toutes parts, et que le vaste manteau
de neige qui couvrait la terre ruisselait de diamants
étincelants.
– Quel spectacle magnifique ! s’écria une
jeune fille qui se promenait dans le jardin avec un jeune homme.
Ils s’arrêtèrent près du Bonhomme de neige et regardèrent les
arbres qui étincelaient. Même en été, on ne voit rien de plus
beau !
– Surtout on ne peut pas rencontrer un pareil
gaillard ! répondit le jeune homme en désignant le Bonhomme de
neige.
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