Si on
lui colle le dos et si on lui met une patte de soutien dans la
nuque, il sera comme neuf et tout prêt à nous dire de nouveau des
choses désagréables.
– Tu crois vraiment ?
Ils regrimpèrent sur la table où ils étaient
primitivement.
– Nous voilà bien avancés, dit le ramoneur,
nous aurions pu nous éviter le dérangement.
– Pourvu qu’on puisse recoller le grand-père.
Crois-tu que cela coûterait très cher ? dit-elle.
La famille fit mettre de la colle sur le dos
du Chinois et un lien à son cou, et il fut comme neuf, mais il ne
pouvait plus hocher la tête.
– Que vous êtes devenu hautain depuis que vous
avez été cassé, dit le
« sergentmajorgénéralcommandantenchefauxpiedsdebouc ».
Il n’y a pas là de quoi être fier. Aurai-je ou n’aurai-je pas ma
bergère ?
Le ramoneur et la petite bergère jetaient un
regard si émouvant vers le vieux Chinois, ils avaient si peur qu’il
dise oui de la tête ; mais il ne pouvait plus la remuer. Et
comme il lui était très désagréable de raconter à un étranger qu’il
était obligé de porter un lien à son cou, les amoureux de
porcelaine restèrent l’un près de l’autre, bénissant le pansement
du grand-père et cela jusqu’au jour où eux-mêmes furent cassés.
Chapitre 5
Le bisaïeul
Le conte n’est pas de moi. Je le tiens d’un de
mes amis, à qui je donne la parole : Notre bisaïeul était la
bonté même ; il aimait à faire plaisir, il contait de jolies
histoires ; il avait l’esprit droit, la tête solide. À vrai
dire il n’était que mon grand-père ; mais lorsque le petit
garçon de mon frère Frédéric vint au monde, il avança au grade de
bisaïeul, et nous ne l’appelions plus qu’ainsi. Il nous chérissait
tous et nous tenait en considération ; mais notre époque, il
ne l’estimait guère. » Le vieux temps, disait-il, c’était le
bon temps. Tout marchait alors avec une sage lenteur, sans
précipitation ; aujourd’hui c’est une course universelle, une
galopade échevelée ; c’est le monde renversé. »
Quand le bisaïeul parlait sur ce thème, il
s’animait à en devenir tout rouge ; puis il se calmait peu à
peu et disait en souriant : « Enfin, peut-être me
trompé-je. Peut-être est-ce ma faute si je ne me trouve pas à mon
aise dans ce temps actuel avec mes habitudes du siècle dernier.
Laissons agir la Providence. »
Cependant il revenait toujours sur ce sujet,
et comme il décrivait bien tout ce que l’ancien temps avait de
pittoresque et de séduisant : les grands carrosses dorés et à
glaces où trônaient les princes, les seigneurs, les châtelaines
revêtues de splendides atours ; les corporations, chacune en
costume différent, traversant les rues en joyeux cortège, bannières
et musiques en tête ; chacun gardant son rang et ne jalousant
pas les autres. Et les fêtes de Noël, comme elles étaient plus
animées, plus brillantes qu’aujourd’hui, et le gai carnaval !
Le vieux temps avait aussi ses vilains côtés : la loi était
dure, il y avait la potence, la roue ; mais ces horreurs
avaient du caractère, provoquaient l’émotion. Et quant aux abus, on
savait alors les abolir généreusement : c’est au milieu de ces
discussions que j’appris que ce fut la noblesse danoise qui la
première affranchit spontanément les serfs et qu’un prince danois
supprima dès le siècle dernier la traite des noirs.
– Mais, disait-il, le siècle d’avant était
encore bien plus empreint de grandeur ; les hauts faits, les
beaux caractères y abondaient.
– C’étaient des époques rudes et sauvages,
interrompait alors mon frère Frédéric ; Dieu merci, nous ne
vivons plus dans un temps pareil.
Il disait cela au bisaïeul en face, et ce
n’était pas trop gentil. Cependant il faut dire qu’il n’était plus
un enfant ; c’était notre aîné ; il était sorti de
l’Université après les examens les plus brillants. Ensuite notre
père, qui avait une grande maison de commerce, l’avait pris dans
ses bureaux et il était très content de son zèle et de son
intelligence. Le bisaïeul avait tout l’air d’avoir un faible pour
lui ; C’est avec lui surtout qu’il aimait à causer ; mais
quand ils en arrivaient à ce sujet du bon vieux temps, cela
finissait presque toujours par de vives discussions ; aucun
d’eux ne cédait ; et cependant, quoique je ne fusse qu’un
gamin, je remarquai bien qu’ils ne pouvaient pas se passer l’un de
l’autre. Que de fois le bisaïeul écoutait l’oreille tendue, les
yeux tout plein de feu, ce que Frédéric racontait sur les
découvertes merveilleuses de notre époque, sur des forces de la
nature, jusqu’alors inconnues, employées aux inventions les plus
étonnantes !
– Oui, disait-il alors, les hommes deviennent
plus savants, plus industrieux, mais non meilleurs. Quels
épouvantables engins de destruction ils inventent pour
s’entre-tuer !
– Les guerres n’en sont que plus vite finies,
répondait Frédéric ; on n’attend plus sept ou même trente ans
avant le retour de la paix. Du reste, des guerres, il en faut
toujours ; s’il n’y en avait pas eu depuis le commencement du
monde, la terre serait aujourd’hui tellement peuplée que les hommes
se dévoreraient les uns les autres.
Un jour Frédéric nous apprit ce qui venait de
se passer dans une petite ville des environs. À l’hôtel de ville se
trouvait une grande et antique horloge ; elle s’arrêtait
parfois, puis retardait, pour ensuite avancer ; mais enfin
telle quelle, elle servait à régler toutes les montres de la ville.
Voilà qu’on se mit à construire un chemin de fer qui passa par cet
endroit ; comme il faut que l’heure des trains soit indiquée
de façon exacte, on plaça à la gare une horloge électrique qui ne
variait jamais ; et depuis lors tout le monde réglait sa
montre d’après la gare ; l’horloge de la maison de ville
pouvait varier à son aise ; personne n’y faisait attention, ou
plutôt on s’en moquait.
– C’est grave tout cela, dit le bisaïeul d’un
air très sérieux. Cela me fait penser à une bonne vieille horloge,
comme on en fabrique à Bornholmy, qui était chez mes parents ;
elle était enfermée dans un meuble en bois de chêne et marchait à
l’aide de poids. Elle non plus n’allait pas toujours bien
exactement ; mais on ne s’en préoccupait pas. Nous regardions
le cadran et nous avions foi en lui. Nous n’apercevions que lui, et
l’on ne voyait rien des roues et des poids. C’est de même que
marchaient le gouvernement et la machine de l’État. On avait pleine
confiance en elle et on ne regardait que le cadran. Aujourd’hui
c’est devenu une horloge de verre ; le premier venu observe
les mouvements des roues et y trouve à redire ; on entend le
frottement des engrenages, on se demande si les ressorts ne sont
pas usés et ne vont pas se briser. On n’a plus la foi ; c’est
là la grande faiblesse du temps présent.
Et le bisaïeul continua ainsi pendant
longtemps jusqu’à ce qu’il arrivât à se fâcher complètement, bien
que Frédéric finît par ne plus le contredire. Cette fois, ils se
quittèrent en se boudant presque ; mais il n’en fut pas de
même lorsque Frédéric s’embarqua pour l’Amérique où il devait aller
veiller à de grands intérêts de notre maison. La séparation fut
douloureuse ; s’en aller si loin, au-delà de l’océan, braver
flots et tempêtes.
– Tranquillise-toi, dit Frédéric au bisaïeul
qui retenait ses larmes ; tous les quinze jours vous recevrez
une lettre de moi, et je te réserve une surprise. Tu auras de mes
nouvelles par le télégraphe ; on vient de terminer la pose du
câble transatlantique. En effet, lorsqu’il s’embarqua en
Angleterre, une dépêche vint nous apprendre que son voyage se
passait bien, et, au moment où il mit le pied sur le nouveau
continent, un message de lui nous parvint traversant les mers plus
rapidement que la foudre.
– Je n’en disconviendrai pas, dit le bisaïeul,
cette invention renverse un peu mes idées ; c’est une vraie
bénédiction pour l’humanité, et c’est au Danemark qu’on a
précisément découvert la force qui agit ainsi. Je l’ai connu,
Christian Oersted, qui a trouvé le principe de
l’électromagnétisme ; il avait des yeux aussi doux, aussi
profonds que ceux d’un enfant ; il était bien digne de
l’honneur que lui fit la nature en lui laissant deviner un de ses
plus intimes secrets.
Dix mois se passèrent, lorsque Frédéric nous
manda qu’il s’était fiancé là-bas avec une charmante jeune
fille ; dans la lettre se trouvait une photographie.
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