Mais le nuage blanc avec le point noir … Je criai tant
que je pus ; personne ne m’entendit, j’étais trop loin d’eux.
Bientôt la tourmente allait éclater ; la glace, soulevée par
la mer, se briserait, et tous, tous seraient perdus. Personne ne
pourrait les secourir !
« Je criai encore de toutes mes forces.
Ma voix ne fut pas plus entendue que la première fois. Impossible
d’aller à eux. Comment donc les ramener à terre ?
« Le bon Dieu m’inspira alors l’idée de
mettre le feu à mon lit, et d’incendier ma maison plutôt que de
laisser périr misérablement tous ces pauvres gens. J’exécutais
aussitôt ce dessein. Les flammes rouges commencèrent à s’élever.
C’était comme un phare que je leur allumai. Je franchis la porte,
mais je restai là par terre. Mes forces étaient épuisées. Le feu
sortait par le toit, par les fenêtres, par la porte : des
langues de flammes venaient jusqu’à moi comme pour me lécher.
« La population qui était sur la glace
aperçut la clarté ; tous accoururent pour sauver une pauvre
créature qui, pensaient-ils, allait être brûlée vivante. Il n’y en
eut pas un qui ne se précipitât vers la digue. Puis la marée monta,
souleva la glace et la brisa en mille morceaux. Mais il n’y avait
plus personne, tout le monde était accouru vers la digue. Je les
avais tous sauvés.
« La frayeur, l’effort que je dus faire,
le froid glacial qui me saisit, achevèrent ma triste existence, et
c’est ainsi que me voilà arrivée à la porte du ciel. »
La porte du paradis s’ouvrit, et un ange y
introduisit la pauvre vieille. Elle laissa tomber un brin de
paille, un de ceux qui étaient dans son lit lorsqu’elle y mit le
feu. Cette paille se changea en or pur, grandit en un moment,
poussa des branches, des feuilles et des fleurs, et fut comme un
arbre d’or splendide.
– Tu vois, dit l’ange au raisonneur, ce que la
pauvresse a apporté. Et toi, qu’apportes-tu ? Rien, je le
sais, tu n’as rien produit en toute ta vie. Tu n’as pas même
façonné une brique. Si encore tu pouvais retourner sur terre pour
en confectionner une seule, elle serait sûrement mal faite ;
mais ce serait du moins une preuve de bonne volonté, et la bonne
volonté, c’est quelque chose.
Alors la vieille petite mère de la maison de
la digue :
– Je le reconnais, dit-elle, c’est son frère
qui m’a donné les briques et les débris de briques avec lesquels
j’ai bâti ma maisonnette. Quel bienfait ce fut pour moi, la
pauvresse ! Est-ce que tous ces morceaux de briques ne
pourraient pas tenir lieu de la brique qu’il aurait à
fournir ? Ce serait un acte de grâce.
– Tu le vois, reprit l’ange, le plus humble de
tes frères, celui que tu estimais moins encore que les autres, et
dont l’honnête métier te paraissait si méprisable, c’est lui qui
pourra te faire entrer au paradis. Toutefois tu n’entreras pas
avant que tu aies quelque chose à faire valoir pour suppléer à ta
réelle indigence.
« Tout ce qu’il dit là, pensa en lui-même
le raisonneur, aurait pu être exprimé avec plus d’éloquence. »
Mais il garda sa remarque pour lui seul.
Chapitre 12
La reine des neiges
Première Histoire
Qui traite d’un miroir et de ses morceaux
Voilà ! Nous commençons. Lorsque nous
serons à la fin de l’histoire, nous en saurons plus que maintenant,
car c’était un bien méchant sorcier, un des plus mauvais, le
« diable » en personne.
Un jour il était de fort bonne humeur :
il avait fabriqué un miroir dont la particularité était que le Bien
et le Beau en se réfléchissant en lui se réduisaient à presque
rien, mais que tout ce qui ne valait rien, tout ce qui était
mauvais, apparaissait nettement et empirait encore. Les plus beaux
paysages y devenaient des épinards cuits et les plus jolies
personnes y semblaient laides à faire peur, ou bien elles se
tenaient sur la tête et n’avaient pas de ventre, les visages
étaient si déformés qu’ils n’étaient pas reconnaissables, et si
l’on avait une tache de rousseur, c’est toute la figure (le nez, la
bouche) qui était criblée de son. Le diable trouvait ça très
amusant.
Lorsqu’une pensée bonne et pieuse passait dans
le cerveau d’un homme, la glace ricanait et le sorcier riait de sa
prodigieuse invention.
Tous ceux qui allaient à l’école des sorciers
– car il avait créé une école de sorciers – racontaient à la ronde
que c’est un miracle qu’il avait accompli là. Pour la première
fois, disaient-ils, on voyait comment la terre et les êtres humains
sont réellement. Ils couraient de tous côtés avec leur miroir et
bientôt il n’y eut pas un pays, pas une personne qui n’eussent été
déformés là-dedans.
Alors, ces apprentis sorciers voulurent voler
vers le ciel lui-même, pour se moquer aussi des anges et de
Notre-Seigneur. Plus ils volaient haut avec le miroir, plus ils
ricanaient. C’est à peine s’ils pouvaient le tenir et ils volaient
de plus en plus haut, de plus en plus près de Dieu et des anges,
alors le miroir se mit à trembler si fort dans leurs mains qu’il
leur échappa et tomba dans une chute vertigineuse sur la terre où
il se brisa en mille morceaux, que dis-je, en des millions, des
milliards de morceaux, et alors, ce miroir devint encore plus
dangereux qu’auparavant. Certains morceaux n’étant pas plus grands
qu’un grain de sable voltigeaient à travers le monde et si par
malheur quelqu’un les recevait dans l’œil, le pauvre accidenté
voyait les choses tout de travers ou bien ne voyait que ce qu’il y
avait de mauvais en chaque chose, le plus petit morceau du miroir
ayant conservé le même pouvoir que le miroir tout entier. Quelques
personnes eurent même la malchance qu’un petit éclat leur sautât
dans le cœur et, alors, c’était affreux : leur cœur devenait
un bloc de glace. D’autres morceaux étaient, au contraire, si
grands qu’on les employait pour faire des vitres, et il n’était pas
bon dans ce cas de regarder ses amis à travers elles.
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