Il eut son monument funéraire, et c’était
toujours quelque chose.
Il était donc mort, et ses trois frères aînés
étaient aussi trépassés. Il ne survivait que le cinquième, le grand
raisonneur. En ceci, il était dans son rôle, car son affaire à lui
était d’avoir toujours le dernier mot. Il s’était acquis, comme
nous l’avons dit, la réputation d’un homme entendu et capable,
quoiqu’il n’eût fait que gloser sur les ouvrages des autres. »
C’est une bonne tête », disait-on communément. Celui-ci
était-il devenu quelque chose ?
Son heure sonna aussi, il mourut et arriva à
la porte du ciel. Là, on entre toujours deux à deux. Il avait à
côté de lui une autre âme qui demandait aussi à passer la porte.
C’était justement Marguerite, la pauvresse de la maison de la
digue.
– C’est assurément un contraste frappant, dit
le raisonneur, que moi et cette âme misérable nous nous présentions
ensemble.
– Qui êtes-vous, brave femme, qui voulez
entrer au paradis ?
La bonne vieille pensait que c’était saint
Pierre qui lui parlait.
– Je ne suis qu’une pauvresse, dit-elle, seule
et sans famille. C’est moi qu’on nommait la vieille Marguerite de
la maison de la digue.
– Qu’avez-vous donc fait de bon et d’utile
pendant votre vie sur la terre ?
– Je n’ai rien fait pour mériter qu’on m’ouvre
cette porte. Ce sera une bien grande grâce, si l’on me permet de me
glisser inaperçue dans le paradis.
– Comment avez-vous donc quitté l’autre
monde ? reprit-il pour causer et se distraire un peu, car il
s’ennuyait beaucoup qu’on le fit ainsi attendre.
– Comment je suis sortie de l’autre monde, je
n’en sais trop rien. Pendant mes dernières années, j’ai été malade
et bien misérable, allez. Tout à coup, je me suis traînée hors de
mon lit, et j’ai été saisie par un froid glacial. C’est ce qui
m’aura fait mourir. Votre Grandeur se rappelle sans doute combien
l’hiver a été rigoureux ; heureusement que je n’ai plus à en
souffrir ! Pendant quelques jours il n’y eut pas de vent, mais
le froid continuait de plus belle. Aussi loin qu’on pouvait voir,
la mer était couverte d’une couche de glace.
« Tous les gens de la ville allèrent se
promener sur ce miroir uni. Les uns couraient en traîneau ;
les autres dansaient sous la tente ; d’autres se régalaient
dans les buvettes qui s’y étaient installées. De ma pauvre
chambrette où j’étais clouée, j’entendais les sons de la musique et
les cris de joie.
« Cela dura ainsi jusqu’au soir. La lune
s’était levée, elle était belle ; pourtant elle n’avait point
tout son éclat. De mon lit je regardais par-dessus la mer immense.
Tout à coup, là où elle touchait le ciel, surgit un nuage blanc,
d’un aspect singulier. Je le considérais avec attention, et j’y
aperçus un point noir qui grandit de plus en plus. Je sus alors ce
que cela annonçait. Je suis vieille et j’ai de l’expérience. Bien
qu’on voie rarement ce signe de malheur, je le connaissais et le
frisson me prit. Deux fois déjà dans ma vie je l’avais vu ; je
savais que ce nuage amènerait une tempête épouvantable et une haute
marée qui engloutirait tous ces pauvres gens ne pensant qu’à se
divertir, chantant et buvant, et pleins d’allégresse. Jeunes et
vieux, toute la ville était là sur la glace. Qui les
avertirait ? Quelqu’un remarquerait-il comme moi l’affreux
nuage, et comprendrait-il ce qu’il présageait ? Je me demandai
cela avec angoisse, et je me sentis plus de vie et de force que je
n’en avais eu depuis bien longtemps. Je parvins à sortir de mon lit
et à gagner la fenêtre. Je ne pus me traîner plus loin.
« Je réussis cependant à ouvrir la
fenêtre. Je vis tout ce monde courir et sauter sur la glace. Que de
beaux drapeaux il y avait là, qui voltigeaient au souffle du
vent ! Les jeunes garçons criaient hourrah ! Servantes et
domestiques dansaient en rond et chantaient. Ils s’amusaient de
tout cœur.
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