Chaque fois que
Kay voulait détacher son petit traîneau, cette personne faisait un
signe et Kay ne bougeait plus ; ils furent bientôt aux portes
de la ville, les dépassèrent même.
Alors la neige se mit à tomber si fort que le
petit garçon ne voyait plus rien devant lui, dans cette course
folle, il saisit la corde qui l’attachait au grand traîneau pour se
dégager, mais rien n’y fit. Son petit traîneau était solidement
fixé et menait un train d’enfer derrière le grand. Alors il se mit
à crier très fort mais personne ne l’entendit, la neige le
cinglait, le traîneau volait, parfois il faisait un bond comme s’il
sautait par-dessus des fossés et des mottes de terre. Kay était
épouvanté, il voulait dire sa prière et seule sa table de
multiplication lui venait à l’esprit.
Les flocons de neige devenaient de plus en
plus grands, à la fin on eût dit de véritables maisons
blanches ; le grand traîneau fit un écart puis s’arrêta et la
personne qui le conduisait se leva, son manteau et son bonnet
n’étaient faits que de neige et elle était une dame si grande et si
mince, étincelante : la Reine des Neiges.
– Nous en avons fait du chemin, dit-elle, mais
tu es glacé, viens dans ma peau d’ours.
Elle le prit près d’elle dans le grand
traîneau, l’enveloppa du manteau. Il semblait à l’enfant tomber
dans des gouffres de neige.
– As-tu encore froid ? demanda-t-elle en
l’embrassant sur le front.
Son baiser était plus glacé que la glace et
lui pénétra jusqu’au cœur déjà à demi glacé. Il crut mourir, un
instant seulement, après il se sentit bien, il ne remarquait plus
le froid.
« Mon traîneau, n’oublie pas mon
traîneau. » C’est la dernière chose dont se souvint le petit
garçon.
Le traîneau fut attaché à une poule blanche
qui vola derrière eux en le portant sur son dos. La Reine des
Neiges posa encore une fois un baiser sur le front de Kay, alors il
sombra dans l’oubli total, il avait oublié Gerda, la grand-mère et
tout le monde à la maison.
– Tu n’auras pas d’autre baiser, dit-elle, car
tu en mourrais.
Kay la regarda. Qu’elle était belle, il ne
pouvait s’imaginer visage plus intelligent, plus charmant, elle ne
lui semblait plus du tout de glace comme le jour où il l’avait
aperçue de la fenêtre et où elle lui avait fait des signes
d’amitié ! À ses yeux elle était aujourd’hui la perfection, il
n’avait plus du tout peur, il lui raconta qu’il savait calculer de
tête, même avec des chiffres décimaux, qu’il connaissait la
superficie du pays et le nombre de ses habitants. Elle lui souriait
… Alors il sembla à l’enfant qu’il ne savait au fond que peu de
chose et ses yeux s’élevèrent vers l’immensité de l’espace. La
reine l’entraînait de plus en plus haut. Ils volèrent par-dessus
les forêts et les océans, les jardins et les pays. Au-dessous d’eux
le vent glacé sifflait, les loups hurlaient, la neige étincelait,
les corbeaux croassaient, mais tout en haut brillait la lune, si
grande et si claire. Au matin, il dormait aux pieds de la Reine des
Neiges.
Troisième histoire
Le jardin de la magicienne
Mais que disait la petite Gerda, maintenant
que Kay n’était plus là ? Où était-il ? Personne ne le
savait, personne ne pouvait expliquer sa disparition. Les garçons
savaient seulement qu’ils l’avaient vu attacher son petit traîneau
à un autre, très grand, qui avait tourné dans la rue et était sorti
de la ville. Nul ne savait où il était, on versa des larmes, la
petite Gerda pleura beaucoup et longtemps, ensuite on dit qu’il
était mort, qu’il était tombé dans la rivière coulant près de la
ville. Les jours de cet hiver-là furent longs et sombres.
Enfin vint le printemps et le soleil.
– Kay est mort et disparu, disait la petite
Gerda.
– Nous ne le croyons pas, répondaient les
rayons du soleil.
– Il est mort et disparu, dit-elle aux
hirondelles.
– Nous ne le croyons pas,
répondaient-elles.
À la fin la petite Gerda ne le croyait pas non
plus.
– Je vais mettre mes nouveaux souliers rouges,
dit-elle un matin, ceux que Kay n’a jamais vus et je vais aller
jusqu’à la rivière l’interroger.
Il était de bonne heure, elle embrassa sa
grand-mère qui dormait, mit ses souliers rouges et toute seule
sortit par la porte de la ville, vers le fleuve.
– Est-il vrai que tu m’as pris mon petit
camarade de jeu ? Je te ferai cadeau de mes souliers rouges si
tu me le rends.
Il lui sembla que les vagues lui faisaient
signe, alors elle enleva ses souliers rouges, ceux auxquels elle
tenait le plus, et les jeta tous les deux dans l’eau, mais ils
tombèrent tout près du bord et les vagues les repoussèrent tout de
suite vers elle, comme si la rivière ne voulait pas les accepter,
puisqu’elle n’avait pas pris le petit Kay. Gerda crut qu’elle
n’avait pas lancé les souliers assez loin, alors elle grimpa dans
un bateau qui était là entre les roseaux, elle alla jusqu’au bout
du bateau et jeta de nouveau ses souliers dans l’eau. Par malheur
le bateau n’était pas attaché et dans le mouvement qu’elle fit il
s’éloigna de la rive, elle s’en aperçut aussitôt et voulut
retourner à terre, mais avant qu’elle n’y eût réussi, il était déjà
loin sur l’eau et il s’éloignait de plus en plus vite.
Alors la petite Gerda fut prise d’une grande
frayeur et se mit à pleurer, mais personne ne pouvait l’entendre,
excepté les moineaux, et ils ne pouvaient pas la porter, ils
volaient seulement le long de la rive, en chantant comme pour la
consoler : « Nous voici ! Nous voici ! »
Le bateau s’en allait à la dérive, la pauvre petite était là tout
immobile sur ses bas, les petits souliers rouges flottaient
derrière mais ne pouvaient atteindre la barque qui allait plus
vite.
« Peut-être la rivière va-t-elle
m’emporter auprès de Kay », pensa Gerda en reprenant courage.
Elle se leva et durant des heures admira la beauté des rives
verdoyantes. Elle arriva ainsi à un grand champ de cerisiers où se
trouvait une petite maison avec de drôles de fenêtres rouges et
bleues et un toit de chaume. Devant elle, deux soldats de bois
présentaient les armes à ceux qui passaient. Gerda les appela
croyant qu’ils étaient vivants, mais naturellement ils ne
répondirent pas, elle les approcha de tout près et le flot poussa
la barque droit vers la terre.
Gerda appela encore plus fort, alors sortit de
la maison une vieille, vieille femme qui s’appuyait sur un bâton à
crochet, elle portait un grand chapeau de soleil orné de
ravissantes fleurs peintes.
– Pauvre petite enfant, dit la vieille,
comment es-tu venue sur ce fort courant qui t’emporte loin dans le
vaste monde ?
La vieille femme entra dans l’eau, accrocha le
bateau avec le crochet de son bâton, le tira à la rive et en fit
sortir la petite fille.
Gerda était bien contente de toucher le sol
sec mais un peu effrayée par cette vieille femme inconnue.
– Viens me raconter qui tu es et comment tu es
ici, disait-elle.
La petite lui expliqua tout et la vieille
branlait la tête en faisant Hm ! Hm ! et comme Gerda, lui
ayant tout dit, lui demandait si elle n’avait pas vu le petit Kay,
la femme lui répondit qu’il n’avait pas passé encore, mais qu’il
allait sans doute venir, qu’il ne fallait en tout cas pas qu’elle
s’en attriste mais qu’elle entre goûter ses confitures de cerises,
admirer ses fleurs plus belles que celles d’un livre
d’images ; chacune d’elles savait raconter une histoire.
Alors elle prit Gerda par la main et elles
entrèrent dans la petite maison dont la vieille femme ferma la
porte.
Les fenêtres étaient situées très haut et les
vitres en étaient rouges, bleues et jaunes, la lumière du jour y
prenait des teintes étranges mais sur la table il y avait de
délicieuses cerises, Gerda en mangea autant qu’il lui plut. Tandis
qu’elle mangeait, la vieille peignait sa chevelure avec un peigne
d’or et ses cheveux blonds bouclaient et brillaient autour de son
aimable petit visage, tout rond, semblable à une rose.
– J’avais tant envie d’avoir une si jolie
petite fille, dit la vieille, tu vas voir comme nous allons bien
nous entendre !
À mesure qu’elle peignait les cheveux de
Gerda, la petite oubliait de plus en plus son camarade de jeu, car
la vieille était une magicienne, mais pas une méchante sorcière,
elle s’occupait un peu de magie, comme ça, seulement pour son
plaisir personnel et elle avait très envie de garder la petite
fille auprès d’elle.
C’est pourquoi elle sortit dans le jardin,
tendit sa canne à crochet vers tous les rosiers et, quoique chargés
des fleurs les plus ravissantes, ils disparurent dans la terre
noire, on ne voyait même plus où ils avaient été. La vieille femme
avait peur que Gerda, en voyant les roses, ne vint à se souvenir de
son rosier à elle, de son petit camarade Kay et qu’elle ne
s’enfuie.
Ensuite, elle conduisit Gerda dans le jardin
fleuri. Oh ! quel parfum délicieux ! Toutes les fleurs et
les fleurs de toutes les saisons étaient là dans leur plus belle
floraison, nul livre d’images n’aurait pu être plus varié et plus
beau. Gerda sauta de plaisir et joua jusqu’au moment où le soleil
descendit derrière les grands cerisiers. Alors on la mit dans un
lit délicieux garni d’édredons de soie rouge bourrés de violettes
bleues, et elle dormit et rêva comme une princesse au jour de ses
noces.
Le lendemain elle joua encore parmi les
fleurs, dans le soleil – et les jours passèrent. Gerda connaissait
toutes les fleurs par leur nom, il y en avait tant et tant et
cependant il lui semblait qu’il en manquait une, laquelle ?
Elle ne le savait pas.
Un jour elle était là, assise, et regardait le
chapeau de soleil de la vieille femme avec les fleurs peintes où
justement la plus belle fleur était une rose. La sorcière avait
tout à fait oublié de la faire disparaître de son chapeau en même
temps qu’elle faisait descendre dans la terre les vraies roses. On
ne pense jamais à tout !
– Comment, s’écria Gerda, il n’y pas une seule
rose ici ? Elle sauta au milieu de tous les parterres, chercha
et chercha, mais n’en trouva aucune. Alors elle s’assit sur le sol
et pleura, mais ses chaudes larmes tombèrent précisément à un
endroit où un rosier s’était enfoncé, et lorsque les larmes
mouillèrent la terre, l’arbre reparut soudain plus magnifiquement
fleuri qu’auparavant.
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