Gerda l’entoura de ses bras et pensa tout
d’un coup à ses propres roses de chez elle et à son petit ami
Kay.
– Oh comme on m’a retardée, dit la petite
fille. Et je devais chercher Kay ! Ne savez-vous pas où il
est ? demanda-t-elle aux roses. Croyez-vous vraiment qu’il
soit mort et disparu ?
– Non, il n’est pas mort, répondirent les
roses, nous avons été sous la terre, tous les morts y sont et Kay
n’y était pas !
– Merci, merci à vous, dit Gerda allant vers
les autres fleurs. Elle regarda dans leur calice en
demandant :
– Ne savez-vous pas où se trouve le petit
Kay ?
Mais chaque fleur debout au soleil rêvait sa
propre histoire, Gerda en entendit tant et tant, aucune ne parlait
de Kay.
Mais que disait donc le lis rouge ?
– Entends-tu le tambour : Boum !
boum ! deux notes seulement, boum ! boum ! écoute le
chant de deuil des femmes, l’appel du prêtre. Dans son long sari
rouge, la femme hindoue est debout sur le bûcher, les flammes
montent autour d’elle et de son époux défunt, mais la femme hindoue
pense à l’homme qui est vivant dans la foule autour d’elle, à celui
dont les yeux brûlent, plus ardents que les flammes, celui dont le
regard touche son cœur plus que cet incendie qui bientôt réduira
son corps en cendres. La flamme du cœur peut-elle mourir dans les
flammes du bûcher ?
– Je n’y comprends rien du tout, dit la petite
Gerda.
– C’est là mon histoire, dit le lis rouge.
Et que disait le liseron ?
– Là-bas, au bout de l’étroit sentier de
montagne est suspendu un vieux castel, le lierre épais pousse sur
les murs rongés, feuille contre feuille, jusqu’au balcon où se
tient une ravissante jeune fille. Elle se penche sur la balustrade
et regarde au loin sur le chemin. Aucune rose dans le branchage
n’est plus fraîche que cette jeune fille, aucune fleur de pommier
que le vent arrache à l’arbre et emporte au loin n’est plus légère.
Dans le froufrou de sa robe de soie, elle s’agite : « Ne
vient-il pas ? ».
– Est-ce de Kay que tu parles ? demanda
Gerda.
– Je ne parle que de ma propre histoire, de
mon rêve, répondit le liseron.
Mais que dit le petit perce-neige ?
– Dans les arbres, cette longue planche
suspendue par deux cordes, c’est une balançoire. Deux délicieuses
petites filles – les robes sont blanches, de longs rubans verts
flottent à leurs chapeaux – y sont assises et se balancent. Le
frère, plus grand qu’elles, se met debout sur la balançoire, il
passe un bras autour de la corde pour se tenir, il tient d’une main
une petite coupe, de l’autre une pipe d’écume et il fait des bulles
de savon. La balançoire va et vient, les bulles de savon aux
teintes irisées s’envolent, la dernière tient encore à la pipe et
se penche dans la brise. La balançoire va et vient. Le petit chien
noir aussi léger que les bulles de savon se dresse sur ses pattes
de derrière et veut aussi monter, mais la balançoire vole, le chien
tombe, il aboie, il est furieux, on rit de lui, les bulles
éclatent. Voilà ! une planche qui se balance, une écume qui se
brise, voilà ma chanson …
– C’est peut-être très joli ce que tu dis là,
mais tu le dis tristement et tu ne parles pas de Kay.
Que dit la jacinthe ?
– Il y avait trois sœurs délicieuses,
transparentes et délicates, la robe de la première était rouge,
celle de la seconde bleue, celle de la troisième toute blanche.
Elles dansaient en se tenant par la main près du lac si calme, au
clair de lune. Elles n’étaient pas filles des elfes mais bien
enfants des hommes. L’air embaumait d’un exquis parfum, les jeunes
filles disparurent dans la forêt. Le parfum devenait de plus en
plus fort – trois cercueils où étaient couchées les ravissantes
filles glissaient d’un fourré de la forêt dans le lac, les vers
luisants volaient autour comme de petites lumières flottantes.
Dormaient-elles ces belles filles ? Étaient-elles
mortes ? Le parfum des fleurs dit qu’elles sont mortes, les
cloches sonnent pour les défuntes.
– Tu me rends malheureuse, dit la petite
Gerda. Tu as un si fort parfum, qui me fait penser à ces pauvres
filles. Hélas ! le petit Kay est-il vraiment mort ? Les
roses qui ont été sous la terre me disent que non.
– Ding ! Dong ! sonnèrent les
clochettes des jacinthes. Nous ne sonnons pas pour le petit Kay,
nous ne le connaissons pas. Nous chantons notre chanson, c’est la
seule que nous sachions.
Gerda se tourna alors vers le bouton d’or qui
brillait parmi les feuilles vertes, luisant.
– Tu es un vrai petit soleil ! lui dit
Gerda. Dis-moi si tu sais où je trouverai mon camarade de
jeu ?
Le bouton d’or brillait tant qu’il pouvait et
regardait aussi la petite fille. Mais quelle chanson
savait-il ? On n’y parlait pas non plus de Kay :
– Dans une petite ferme, le soleil brillait au
premier jour du printemps, ses rayons frappaient le bas du mur
blanc du voisin, et tout près poussaient les premières fleurs
jaunes, or lumineux dans ces chauds rayons. Grand-mère était assise
dehors dans son fauteuil, sa petite fille, la pauvre et jolie
servante rentrait d’une courte visite, elle embrassa la grand-mère.
Il y avait de l’or du cœur dans ce baiser béni. De l’or sur les
lèvres, de l’or au fond de l’être, de l’or dans les claires heures
du matin. Voilà ma petite histoire, dit le bouton d’or.
– Ma pauvre vieille grand-mère, soupira Gerda.
Elle me regrette sûrement et elle s’inquiète comme elle
s’inquiétait pour Kay. Mais je rentrerai bientôt et je ramènerai
Kay. Cela ne sert à rien que j’interroge les fleurs, elles ne
connaissent que leur propre chanson, elles ne savent pas me
renseigner.
Elle retroussa sa petite robe pour pouvoir
courir plus vite, mais le narcisse lui fit un croc-en-jambe au
moment où elle sautait par-dessus lui. Alors elle s’arrêta, regarda
la haute fleur et demanda :
– Sais-tu par hasard quelque chose ?
Elle se pencha très bas pour être près de lui.
Et que dit-il ?
– Je me vois moi-même, je me vois
moi-même ! Oh ! Oh ! quel parfum je répands !
Là-haut dans la mansarde, à demi vêtue, se tient une petite
danseuse, tantôt sur une jambe, tantôt sur les deux, elle envoie
promener le monde entier de son pied, au fond elle n’est qu’une
illusion visuelle, pure imagination. Elle verse l’eau de la théière
sur un morceau d’étoffe qu’elle tient à la main, c’est son corselet
– la propreté est une bonne chose – la robe blanche est suspendue à
la patère, elle a aussi été lavée dans la théière et séchée sur le
toit.
1 comment