Bien que ce fût la quarante-quatrième fois qu’il jouait le
même air, personne ne le savait encore par cœur ; car c’était
un air très difficile. Le maestro fit l’éloge de l’oiseau et assura
qu’il était mieux que le vrai, non seulement grâce à son apparence
externe et les nombreux et magnifiques diamants dont il était
serti, mais aussi grâce à son mécanisme intérieur. »Voyez, mon
Souverain, Empereur des Empereurs ! Avec le vrai rossignol, on
ne sait jamais ce qui en sortira, mais avec l’automate, tout est
certain : on peut l’expliquer, le démonter, montrer son
fonctionnement, voir comment les valses sont réglées, comment elles
sont jouées et comment elles s’enchaînent ! »
« C’est tout à fait notre
avis ! », dit tout le monde, et le maestro reçu la
permission de présenter l’oiseau au peuple le dimanche suivant. Le
peuple devait l’entendre, avait ordonné l’empereur, et il
l’entendit. Le peuple était en liesse, comme si tous s’étaient
enivrés de thé, et tous disaient : « Oh ! », en
pointant le doigt bien haut et en faisant des signes. Mais les
pauvres pêcheurs, ceux qui avaient déjà entendu le vrai rossignol,
dirent : « Il chante joliment, les mélodies sont
ressemblantes, mais il lui manque quelque chose, nous ne savons
trop quoi ! »
Le vrai rossignol fut banni du pays et de
l’empire. L’oiseau mécanique eut sa place sur un coussin tout près
du lit de l’empereur, et tous les cadeaux que ce dernier reçu, or
et pierres précieuses, furent posés tout autour. L’oiseau fut élevé
au titre de « Suprême Rossignol Chanteur Impérial » et
devint le Numéro Un à la gauche de l’empereur – l’empereur
considérant que le côté gauche, celui du cœur, était le plus
distingué, et qu’un empereur avait lui aussi son cœur à gauche. Le
maestro rédigea une œuvre en vingt-cinq volumes sur l’oiseau.
C’était très savant, long et remplis de mots chinois parmi les plus
difficiles ; et chacun prétendait l’avoir lu et compris,
craignant de se faire prendre pour un idiot et de se faire piétiner
le corps.
Une année entière passa. L’empereur, la cour
et tout les chinois connaissaient par cœur chacun des petits airs
chantés par l’automate. Mais ce qui leur plaisait le plus, c’est
qu’ils pouvaient maintenant eux-mêmes chanter avec lui, et c’est ce
qu’ils faisaient. Les gens de la rue chantaient :
« Ziziiz ! Kluckkluckkluck ! », et l’empereur
aussi. Oui, c’était vraiment magnifique !
Mais un soir, alors que l’oiseau mécanique
chantait à son mieux et que l’empereur, étendu dans son lit,
l’écoutait, on entendit un « cric » venant de
l’intérieur ; puis quelque chose sauta :
« crac ! » Les rouages s’emballèrent, puis la
musique s’arrêta.
L’empereur sauta immédiatement hors du lit et
fit appeler son médecin. Mais que pouvait-il bien y faire ?
Alors on amena l’horloger, et après beaucoup de discussions et de
vérifications, il réussit à remettre l’oiseau dans un certain état
de marche. Mais il dit que l’oiseau devait être ménagé, car les
chevilles étaient usées, et qu’il était impossible d’en remettre de
nouvelles. Quelle tristesse ! À partir de là, on ne put faire
chanter l’automate qu’une fois l’an, ce qui était déjà trop. Mais
le maestro tint un petit discourt, tout plein de mots difficiles,
disant que ce serait aussi bien qu’avant ; et ce fut aussi
bien qu’avant.
Puis, cinq années passèrent, et une grande
tristesse s’abattit sur tout le pays. L’empereur, qui occupait une
grande place dans le cœur de tous les chinois, était maintenant
malade et devait bientôt mourir. Déjà, un nouvel empereur avait été
choisi, et le peuple, qui se tenait dehors dans la rue, demandait
au chancelier comment se portait son vieil empereur.
« P ! », disait-il en secouant
la tête.
L’empereur, froid et blême, gisait dans son
grand et magnifique lit. Toute la cour le croyait mort, et chacun
s’empressa d’aller accueillir le nouvel empereur ; les
serviteurs sortirent pour en discuter et les femmes de chambres se
rassemblèrent autour d’une tasse de café. Partout autour, dans
toutes les salles et les couloirs, des draps furent étendus sur le
sol, afin qu’on ne puisse pas entendre marcher ; ainsi,
c’était très silencieux. Mais l’empereur n’était pas encore
mort : il gisait, pâle et glacé, dans son magnifique lit aux
grands rideaux de velours et aux passements en or massif. Tout en
haut, s’ouvrait une fenêtre par laquelle les rayons de lune
éclairaient l’empereur et l’oiseau mécanique.
Le pauvre empereur pouvait à peine
respirer ; c’était comme si quelque chose ou quelqu’un était
assis sur sa poitrine. Il ouvrit les yeux, et là, il vit que
c’était la Mort. Elle s’était coiffée d’une couronne d’or, tenait
dans une main le sabre de l’empereur, et dans l’autre, sa splendide
bannière. De tous les plis du grand rideau de velours surgissaient
toutes sortes de têtes, au visage parfois laid, parfois aimable et
doux. C’étaient les bonnes et les mauvaises actions de l’empereur
qui le regardaient, maintenant que la Mort était assise sur son
cœur.
« Te souviens-tu d’elles ? »,
dit la Mort. Puis, elle lui raconta tant de ses actions passées,
que la sueur en vint à lui couler sur le front.
« Cela je ne l’ai jamais
su ! », dit l’empereur. »De la musique ! De la
musique ! Le gros tambour chinois », cria l’empereur,
« pour que je ne puisse entendre tout ce qu’elle
dit ! »
Mais la Mort continua de plus belle, en
faisant des signes de tête à tout ce qu’elle disait.
« De la musique ! De la
musique ! », criait l’empereur. »Toi, cher petit
oiseau d’or, chante donc, chante ! Je t’ai donné de l’or et
des objets de grande valeur, j’ai suspendu moi-même mes pantoufles
d’or à ton cou ; chante donc, chante ! »
Mais l’oiseau n’en fit rien ; il n’y
avait personne pour le remonter, alors il ne chanta pas. Et la Mort
continua à regarder l’empereur avec ses grandes orbites vides. Et
tout était calme, terriblement calme.
Tout à coup, venant de la fenêtre, on entendit
le plus merveilleux des chants : c’était le petit rossignol,
plein de vie, qui était assis sur une branche. Ayant entendu parler
de la détresse de l’empereur, il était venu lui chanter réconfort
et espoir.
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