Loin de ne pas avoir d’ombre, j’en ai une tout
extraordinaire ; c’est dans ma nature de rechercher tout ce
qui est particulier, et je ne me suis pas contentée d’une de ces
ombres comme en ont les hommes en général. J’ai pour ombre un homme
en chair et en os ; qui plus est, de même que souvent on donne
à ses domestiques pour leur livrée un drap plus fin que celui qu’on
porte soi-même, j’ai tant fait que cet être a lui-même une ombre.
Cela m’est revenu bien cher ; mais encore une fois je raffole
de ce qui est rare.
– Que me dites-vous là ? s’écria la
princesse. 0h ! bonheur, mes yeux commencent à me
tromper ! Ces eaux sont vraiment admirables.
Ils se séparèrent avec les plus grands
saluts.
« Je pourrais cesser ma cure, se
dit-elle ; mais je veux encore rester quelque temps. Ce prince
m’intéresse beaucoup … »
Le soir, dans la grande salle de bal, la fille
du roi et l’Ombre firent un tour de danse. Elle était légère comme
une plume ; mais lui était léger comme l’air ; jamais
elle n’avait rencontré un pareil danseur. Elle lui dit quel était
le royaume de son père ; l’Ombre connaissait le pays, l’ayant
visité dans le temps. La princesse alors en était absente. L’Ombre
s’était amusée, selon son ordinaire, à grimper aux murs du palais
du roi et à regarder par les fenêtres, par les ouvertures des
rideaux et même par le trou des serrures ; elle avait appris
une foule de petits secrets de la cour, auxquels, en causant avec
la princesse, elle fit de fines allusions.
« Que d’esprit et de tact il a, ce jeune
et galant prince ! » se dit la princesse, et elle se
sentit un grand penchant pour lui. L’Ombre s’en aperçut redoubla
d’amabilité. À la troisième danse, la princesse fut sur le point de
lui avouer que son cœur était touché ; mais elle avait un fond
de raison et pensait à son royaume ; elle se dit :
« Ce prince est fort spirituel, sa
conversation est très intéressante, c’est fort bien ; il danse
divinement, c’est encore mieux. Mais, pour qu’il puisse m’aider à
gouverner mes millions de sujets, il faudrait aussi qu’il eût de
solides connaissances : c’est très important ; aussi
vais-je lui faire subir un petit examen. »
Et elle lui adressa une question si
extraordinairement difficile, qu’elle-même n’aurait pas été en état
d’y répondre. L’Ombre fit une légère moue.
– Vous ne connaissez pas la solution ?
dit-elle d’un air désappointé.
– Ce n’est pas cela, dit l’Ombre ;
seulement je suis un peu déconcertée parce que vous n’avez pas cru
devoir m’interroger sur une matière un peu plus ardue. Quant à
cette question, je connais la réponse depuis ma première jeunesse,
au point que mon ombre, qui se tient là-bas, pourrait vous en dire
la solution.
– Votre ombre ! s’écria la princesse,
mais ce serait un phénomène unique.
– Je ne l’assure pas entièrement, dit l’Ombre,
mais je crois qu’il en est ainsi. Toute ma vie je me suis occupée
de science et il est naturel que mon ombre tienne de moi.
Seulement, en raison même des connaissances qu’elle a pu acquérir,
elle ne manque pas d’orgueil et elle a la prétention d’être traitée
comme un être humain véritable. Je me permettrai de prier votre
Altesse Royale de tolérer sa manie, afin qu’elle reste de bonne
humeur et réponde convenablement.
– Rien de plus juste, dit la princesse.
Elle alla trouver le savant, qui se tenait
contre la porte, et elle causa avec lui du soleil et de la lune,
des profondeurs des cieux et des entrailles de la terre ; elle
l’interrogea sur les nations des contrées les plus éloignées. Il ne
resta pas court une seule fois, et il apprit à la princesse les
choses les plus intéressantes.
« Celui qui a une ombre aussi savante, se
dit-elle, doit être un véritable phénix. Ce sera une bénédiction
pour mon peuple, que je le choisisse pour partager mon trône :
ma résolution est prise. »
Elle fit connaître ses intentions à l’Ombre,
qui les accueillit avec une grâce et une dignité parfaites. Il fut
convenu que la chose serait tenue secrète, jusqu’au moment où l’on
serait de retour dans le royaume de la princesse.
– C’est cela, dit l’Ombre, nous ne laisserons
rien deviner à personne, pas même à mon ombre.
Elle avait ses raisons particulières pour
prendre cette précaution.
– Écoute bien, mon ami, dit l’Ombre à son
ancien maître le savant. Je suis arrivée au comble de la puissance
et de la richesse et je pense à faire ta fortune. Tu habiteras avec
moi le palais du roi et tu auras cent mille écus par an. Mais,
prends en bien note, tu passeras plus que jamais pour mon ombre, et
tu ne révéleras à personne que tu as toujours été un homme.
– Non, je ne veux pas tremper dans cette
fourberie. À moi il serait égal d’être votre inférieur, mais je ne
veux pas que vous trompiez tout un peuple et la fille du roi
par-dessus le marché. Je dirai tout ; que je suis un homme,
que vous n’êtes qu’une ombre vêtue d’habits d’homme, un reflet, une
chimère.
– Personne ne te croira, dit l’Ombre.
Calme-toi, ou j’appelle la garde.
– Je m’en vais trouver la princesse, dit le
savant, et tout lui révéler.
– J’y serai avant toi, dit l’Ombre, car tu vas
aller tout droit en prison.
La garde arriva et obéit à celui qui était
connu comme le fiancé de la fille du roi. Le pauvre savant fut jeté
dans un noir cachot.
– Tu trembles, dit la princesse lorsqu’elle
vit entrer l’Ombre. Qu’est-il arrivé ?
– Je viens d’assister à un spectacle navrant,
répondit l’Ombre. Pense donc, mon ombre a été prise de folie. Voilà
ce que c’est ! À ma suite elle s’est toujours occupée de
hautes sciences, et la tête lui aura tourné. Ne s’imagine-t-elle
pas qu’elle a toujours été homme ? Mais il y a plus :
elle prétend que je ne suis que son ombre !
– C’est épouvantable ! s’écria la
princesse. Elle est enfermée, n’est-ce pas ?
– Oui certes, dit l’Ombre. Je crains bien
qu’elle ne se remette jamais.
– Pauvre ombre ! dit la princesse.
1 comment