D’après le silence de la pièce, on aurait à juste titre conclu qu’elle ne donnait pas sur une rue. En réalité, elle faisait face uniquement à une haute muraille rocheuse. Le derrière du bâtiment était bâti à flanc de coteau.
Comme l’horloge d’une église voisine sonnait neuf heures avec une indolence qui paraissait impliquer une telle indifférence à la fuite du temps qu’on ne pouvait guère s’empêcher de se demander pourquoi elle se donnait la peine de sonner, l’unique porte de la chambre s’ouvrit, puis un homme entra et se dirigea vers le cadavre. Pendant qu’il avançait, la porte sembla se refermer d’elle-même ; il y eut le grincement d’une clé qu’on tourne avec difficulté, et le claquement du pêne entrant brusquement dans sa gâche. Vint ensuite un bruit de pas qui s’éloignaient dans le couloir, et l’homme se trouva, selon toute apparence, prisonnier. Il s’avança jusqu’à la table où il s’arrêta un moment pour regarder le cadavre ; puis, haussant légèrement les épaules, il gagna une des fenêtres et leva le store. Des ténèbres compactes régnaient au-dehors ; les vitres étaient couvertes de poussière, mais, après les avoir essuyées, il put voir que la fenêtre était consolidée par de solides barreaux de fer scellés dans la maçonnerie à quelques pouces du verre. Il examina l’autre fenêtre. Elle était toute pareille à la première. Ceci ne provoqua pas chez lui une grande curiosité, car il ne souleva même pas le châssis. S’il était prisonnier, c’était un prisonnier docile. Ayant terminé son inspection de la pièce, il s’installa dans le fauteuil, prit un livre dans sa poche, approcha de lui le guéridon où se trouvait la bougie et se mit à lire.
L’homme était âgé d’une trentaine d’années ; il avait le teint foncé et des cheveux bruns. Son maigre visage rasé de près, au nez saillant, au front large, présentait cette “fermeté” de menton et de mâchoire qui, à en croire ceux qui la possèdent, annonce un caractère résolu. Les yeux gris au regard droit ne bougeaient que dans un but précis. Il les tenait pour l’instant presque toujours fixés sur le livre, mais, de temps à autre, il les détournait vers le corps étendu sur la table. Toutefois il ne semblait pas céder à la lugubre fascination que le cadavre, dans de telles circonstances, aurait pu exercer même sur un être courageux, ni se rebeller consciemment contre l’influence contraire, susceptible de dominer un être timide. On eût dit que, au cours de sa lecture, il était tombé sur un passage qui lui avait fait reprendre conscience du milieu où il se trouvait. De toute évidence, ce veilleur funèbre s’acquittait de son devoir avec intelligence et sang-froid, comme il convenait.
Après avoir lu pendant une demi-heure environ, il parut arriver à la fin d’un chapitre et posa doucement son livre. Ensuite il se leva, transporta le guéridon dans un coin de la pièce près d’une des fenêtres, prit la bougie et revint vers la cheminée vide devant laquelle il avait été assis.
Un moment plus tard, il se dirigea vers le corps étendu sur la table, souleva le drap et le retroussa pour découvrir la tête, révélant une masse de cheveux noirs et un masque de toile mince sous lequel les traits s’accusaient plus nettement qu’auparavant. Il se fit un abat-jour de sa main libre placée devant la bougie, puis resta à considérer son compagnon immobile d’un regard calme et sérieux. Satisfait de cet examen, il tira de nouveau le drap sur le visage, revint vers le fauteuil, prit quelques allumettes sur le bougeoir, les mit dans la poche latérale de son veston, et s’assit. Après quoi, il ôta la bougie de son alvéole, et la regarda d’un œil critique comme s’il calculait le temps qu’elle allait durer. Elle avait à peine deux pouces de long : une heure de plus et il serait dans l’obscurité ! Il la remit en place et l’éteignit.
2
Dans le cabinet d’un médecin de Keamey Street, trois hommes se trouvaient assis à une table, en train de fumer et de boire du punch. Il était tard, presque minuit, et le punch n’avait pas fait défaut. L’aîné des trois, le docteur Helberson, recevait les deux autres dans son appartement. Il avait une trentaine d’années ; ses compagnons étaient encore plus jeunes ; tous appartenaient au corps médical.
— La terreur superstitieuse que les morts inspirent aux vivants, disait le docteur Helberson, est héréditaire et incurable. Il n’y a pas lieu d’en avoir honte, pas plus que d’avoir hérité, par exemple, d’une incapacité à comprendre les mathématiques ou d’une tendance à mentir.
Les deux autres se mirent à rire :
— Ne doit-on pas avoir honte de mentir ? demanda le plus jeune, simple étudiant en médecine qui n’avait pas encore tous ses diplômes.
— Mon cher Harper, je n’ai rien dit de semblable. La tendance au mensonge est une chose ; mentir en est une autre.
— Mais croyez-vous, dit le troisième homme, que ce sentiment superstitieux, cette peur des morts, que nous savons être sans fondement, soit universelle ? Moi-même je ne l’éprouve pas.
— Oh ! mais elle est malgré tout “dans votre système”, répliqua Helberson. Il ne lui faut que les conditions favorables, ce que Shakespeare nomme l’“occasion complice”4
pour se manifester d’une façon très désagréable qui vous ouvrira les yeux. Mais, naturellement, médecins et soldats sont beaucoup plus près que les autres d’en être exempts.
— Médecins et soldats : pourquoi ne pas ajouter les bourreaux ? Réunissons toutes les classes d’assassins.
— Non, mon cher Mancher ; les jurys ne permettent pas aux exécuteurs publics d’acquérir une familiarité suffisante avec la mort pour qu’elle les laisse totalement indifférents.
Le jeune Harper, qui était allé chercher un nouveau cigare sur le buffet, reprit son siège.
— Quelles sont, à votre avis, les conditions dans lesquelles tout homme né d’une femme aurait le sentiment intolérable de notre commune faiblesse à cet égard ? demanda-t-il.
— Ma foi, je crois pouvoir dire que si un homme restait enfermé à clé toute la nuit avec un cadavre, seul, dans une pièce noire, dans une maison vide, sans couverture qu’il puisse tirer sur sa tête, et s’il supportait tout cela sans devenir complètement fou, il pourrait se vanter à juste titre de ne pas être né d’une femme, tout en n’étant pas non plus, comme Macduff5
, le fruit d’une opération césarienne.
— Je croyais que vous n’en finiriez jamais d’entasser les conditions, dit Harper ; mais je connais un homme qui n’est ni médecin ni soldat, et qui les acceptera toutes, pour l’enjeu qu’il vous plaira de fixer.
— Qui est-ce ?
— Il s’appelle Jarette.
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