Ce n’est pas un Californien ; il vient de ma ville natale, dans l’État de New York. Je n’ai pas le sou pour miser sur lui, mais il misera sur lui-même des tas d’argent.
— Comment le savez-vous ?
— Il préfère parier que manger. Quant à la peur, il croit pouvoir dire qu’il la considère comme une sorte de maladie de peau, ou, peut-être, un genre particulier d’hérésie religieuse.
— Comment est-il fait ? demanda Helberson d’un ton plein d’intérêt.
— Il ressemble à Mancher que voici ; en fait, il pourrait passer pour son frère jumeau.
— J’accepte le défi, dit Helberson vivement.
— Vous suis extrêmement obligé du compliment, croyez-le bien, dit Mancher d’une voix traînante, car il sentait le sommeil le gagner. Ne puis-je participer à ceci ?
— Pas contre moi, dit Helberson. Je ne veux pas votre argent à vous.
— C’est bon, dit Mancher ; je serai le cadavre.
Les autres se mirent à rire.
Nous avons vu le résultat de cette folle conversation.
3
En éteignant sa maigre ration de bougie, M. Jarette avait pour but de la garder en cas de besoin imprévu. Peut-être aussi avait-il pensé, plus ou moins nettement, que l’obscurité ne serait pas pire à un moment qu’à un autre : si la situation devenait intolérable, mieux vaudrait avoir un moyen de trouver le soulagement ou même la délivrance. En tout cas il était sage de garder de la lumière en réserve, ne fût-ce que pour pouvoir regarder sa montre.
À peine avait-il soufflé la bougie et l’avait-il placée à côté de lui sur le plancher, qu’il s’installa confortablement dans son fauteuil, pencha la tête en arrière et ferma les yeux, dans le ferme espoir de réussir à trouver le sommeil. Il fut déçu car il n’avait jamais eu moins envie de dormir, et, au bout de quelques minutes, il renonça à cette tentative. Mais que lui restait-il à faire ? Il ne pouvait pourtant pas se promener à tâtons dans la nuit noire au risque de se contusionner ou bien de se cogner contre la table et de déranger grossièrement le cadavre. Tous, nous reconnaissons aux morts le droit de reposer en paix, à l’abri de toute brutalité et de toute violence. Jarette réussit presque à se persuader que des considérations de cet ordre l’empêchaient de risquer une collision et l’immobilisaient sur son fauteuil.
Pendant qu’il réfléchissait à cela, il crut entendre un léger bruit du côté de la table : quel genre de bruit, il n’aurait guère su l’expliquer. Il ne tourna pas la tête. Pourquoi l’eût-il fait, dans le noir ? Mais il écouta, pourquoi pas ? Tout en écoutant, il se sentit pris de vertige et s’accrocha au bras du fauteuil afin de se soutenir. Il y avait un étrange bourdonnement dans ses oreilles ; sa tête lui paraissait près d’éclater ; sa poitrine était oppressée par ses vêtements. Il se demanda si c’étaient là des symptômes de peur. Soudain, dans une longue et forte expiration, sa poitrine parut s’affaisser ; il emplit ses poumons épuisés en aspirant l’air puissamment, et son vertige disparut : il comprit qu’il avait écouté avec tant d’attention qu’il avait retenu son souffle jusqu’à en suffoquer. Cette constatation le vexa ; il se leva, poussa le fauteuil du pied, et gagna à grands pas le milieu de la pièce. Mais on ne saurait marcher longtemps à grands pas dans l’obscurité ; bientôt, il se mit à tâtonner, trouva le mur, le suivit jusqu’à un angle, tourna, le suivit jusqu’à ce qu’il eût dépassé les deux fenêtres, et là, dans un autre coin, entra violemment en contact avec le guéridon qu’il renversa. Le fracas le fit sursauter. Il fut très contrarié de cet incident.
— Comment diable ai-je pu oublier où il se trouvait ? murmura-t-il, tout en cherchant son chemin à tâtons le long du troisième mur jusqu’à la cheminée.
Ensuite, il entreprit de palper le plancher pour retrouver la bougie, et ajouta :
— Il faut que je remette les choses en état.
Une fois en possession de la bougie, il l’alluma, puis tourna aussitôt les yeux vers la table où, naturellement, rien n’avait subi de changement. Il ne prêta aucune attention au guéridon gisant sur le plancher ; il ne pensait plus à « remettre les choses en état ». Il regarda tout autour de la chambre, dispersa les ombres les plus denses en remuant la main qui tenait la bougie, et, finalement, traversa la pièce jusqu’à la porte. Il essaya de l’ouvrir en tournant et en tirant le bouton de toutes ses forces. Elle ne céda pas, ce qui sembla lui donner une certaine satisfaction ; en fait, il l’assujettit plus solidement en poussant un verrou qu’il n’avait pas remarqué auparavant. Il regagna son fauteuil, regarda sa montre : elle marquait neuf heures et demie. Tressaillant de surprise, il la porta à son oreille : elle marchait. La bougie était à présent visiblement plus courte. Il l’éteignit de nouveau et la remit sur le plancher à côté de lui.
M. Jarette se sentait fort mal à l’aise : il était nettement mécontent du lieu où il se trouvait, et, pour cela même, mécontent de lui. « Qu’ai-je donc à craindre ? » pensait-il.
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