À mi-distance, un immense serpent portant couronne dressait sa tête au-dessus de ses volumineux replis, et regardait Brayton avec les yeux de sa mère morte. Soudain, ce paysage enchanteur parut monter très vite, comme le rideau d’entracte d’un théâtre, et s’évanouit dans le vide. Quelque chose le frappa durement au visage et à la poitrine. Il était tombé sur le plancher ; le sang coulait de son nez cassé et de ses lèvres meurtries. Pendant un moment il resta étendu le visage contre terre, étourdi, assommé, les yeux clos. Au bout de quelques instants, il revint à lui et comprit alors que sa chute, en changeant la direction de son regard, avait brisé le charme qui l’enchaînait. Il sentait qu’à présent, s’il continuait à détourner les yeux, il pourrait battre en retraite. Mais l’idée du serpent à quelques pieds de lui et pourtant invisible, s’apprêtant peut-être à l’instant même à se jeter sur lui pour enrouler ses anneaux autour de son cou, était par trop horrible. Il leva la tête, fixa de nouveau ces yeux funestes, et se trouva captif à nouveau.

Le serpent, toujours immobile, semblait avoir perdu un peu de son pouvoir sur l’imagination ; les splendides hallucinations des moments précédents ne se renouvelèrent pas. Sous ce front plat, sans cervelle, les yeux noirs, petits et ronds ne faisaient plus que briller, comme au début, avec une expression de malignité inexprimable. On eût dit que la bête, sûre de son triomphe, avait décidé de renoncer à tout artifice séducteur.

Alors eut lieu une scène effroyable. L’homme, étendu sur le plancher, à un mètre de son ennemi, souleva le haut de son corps en s’appuyant sur les coudes, la tête rejetée en arrière, les jambes étendues de toute leur longueur. Son visage était blême entre les gouttes de sang ; ses yeux étaient dilatés à l’extrême. De ses lèvres tombaient des flocons d’écume. Des convulsions violentes, des ondulations presque serpentines parcouraient tout son corps. Il se pliait à la taille, bougeant les jambes de côté et d’autre, et chaque mouvement le laissait plus près du reptile. Il mettait les mains en avant pour s’en servir de point d’appui et reculer, mais il avançait constamment sur les coudes.

4

Le docteur Druring et sa femme se trouvaient assis dans la bibliothèque. Le savant était d’une exceptionnelle bonne humeur.

— Je viens d’obtenir, dit-il, par voie d’échange avec un autre collectionneur, un magnifique spécimen d’ophiophagus…

— Et qu’est-ce que cela peut bien être ? demanda son interlocutrice d’une voix languissante.

— Dieu me bénisse, quelle ignorance crasse ! Ma chère amie, un homme qui s’aperçoit après son mariage que sa femme ignore le grec a le droit de demander le divorce. L’ophiophagus est un serpent qui mange les autres serpents.

— J’espère qu’il mangera tous les vôtres, dit-elle en déplaçant la lampe d’un geste distrait. Mais comment s’empare-t-il des autres serpents ? En les fascinant, je suppose.

— C’est bien de vous, ma chère, dit le docteur avec une mauvaise humeur feinte. Vous savez pourtant à quel point m’irrite toute allusion à cette superstition commune qui attribue au serpent un pouvoir fascinateur.

Cette conversation fut interrompue par un cri formidable qui retentit à travers la maison silencieuse, telle la voix d’un démon hurlant dans un tombeau ! Il résonna une seconde fois, puis une fois encore, avec une terrible netteté. Le couple se leva d’un bond : l’homme profondément troublé, la femme blême et muette de frayeur. Avant même que les échos du dernier cri ne se fussent éteints, le docteur était sorti de la pièce et s’élançait dans l’escalier en montant les marches deux à deux. Dans le couloir, devant la chambre de Brayton, il rencontra quelques domestiques venus de l’étage supérieur. Tous ensemble ils se ruèrent contre la porte sans frapper. Elle n’était pas fermée à clé et céda aussitôt. Brayton gisait à plat ventre sur le plancher. Sa tête et ses bras étaient partiellement cachés par le repose-pieds du lit. Ayant tiré le corps vers le milieu de la pièce, ils le retournèrent sur le dos. Le visage était maculé de sang et d’écume, les yeux grands ouverts regardaient fixement : c’était un spectacle horrible !

— Mort d’une attaque, dit le savant, en pliant le genou et en mettant la main sur le cœur de Brayton.

Tandis qu’il se trouvait dans cette attitude, il regarda par hasard sous le lit.

— Bon Dieu ! s’exclama-t-il, comment ce machin-là se trouve-t-il ici ?

Il étendit la main sous le lit, en retira le reptile, et le jeta, toujours enroulé, jusqu’au milieu de la pièce, d’où l’animal glissa, avec un bruit rude d’objet qu’on traîne, de l’autre côté du parquet ciré jusqu’au mur où il s’arrêta et demeura immobile.