Il avait le sentiment très vif de l’incongruité de la situation beaucoup plus qu’il n’était affecté par ses dangers : elle lui paraissait révoltante mais absurde.
Le reptile appartenait à une espèce que Brayton ne connaissait pas. Il ne pouvait que conjecturer sa longueur ; le corps, dans sa partie la plus volumineuse, semblait avoir l’épaisseur de son avant-bras. En quoi l’animal était-il dangereux, si toutefois il l’était ? Était-il venimeux ? Était-ce un boa constrictor ? Sa connaissance des signaux d’alarme de la Nature ne lui permettait pas de répondre : il n’avait jamais déchiffré ce code particulier.
Même s’il était inoffensif, l’animal n’en demeurait pas moins choquant. Sa présence semblait superflue, déplacée, impertinente. La pierre précieuse déparait la monture. Le goût barbare de notre époque et de notre pays, qui avait encombré les murs de tableaux, le plancher, de meubles, et les meubles, de bric-à-brac, n’avait pas du tout adapté la pièce à ce spécimen de la vie sauvage de la jungle. De plus (idée intolérable !) les exhalaisons de son haleine se mêlaient à l’air que Brayton lui-même respirait !
Ces pensées prirent forme dans son esprit avec plus ou moins de netteté et engendrèrent l’action. Nous appelons ce processus réflexion et décision. C’est ainsi que nous sommes sages ou imprudents. C’est ainsi que la feuille morte emportée par un vent d’automne montre plus ou moins d’intelligence que ses pareilles en tombant sur le sol ou sur le lac. Le secret de l’action humaine est sans mystère : quelque chose contracte nos muscles. Qu’importe que nous appelions volonté les transformations moléculaires préparatoires ?
Brayton se leva et s’apprêta à s’éloigner doucement du serpent, à reculons, sans le déranger – si c’était possible, pour sortir enfin par la porte. C’est ainsi qu’on se retire devant les grands, car grandeur signifie puissance, et la puissance est une menace. Il savait qu’il pouvait reculer sans trouver d’obstacles et gagner la porte à coup sûr. Dans le cas où le monstre suivrait, le goût qui avait recouvert les murs de tableaux avait fait preuve de consistance en fournissant un râtelier d’armes orientales fort meurtrières : Brayton pourrait aisément en saisir une pour répondre à ses besoins. En attendant, dans les yeux du serpent brûlait une malignité plus impitoyable que jamais.
Brayton souleva son pied droit du plancher pour faire un pas en arrière. À l’instant même, il éprouva une grande répugnance à faire ce pas.
— On me dit courageux, murmura-t-il. Le courage n’est-il donc que de l’orgueil ? Vais-je me retirer parce qu’il n’y a aucun témoin de ma honte ?
Le pied suspendu, il se maintenait en équilibre en s’appuyant de la main droite au dossier d’une chaise.
— C’est stupide ! s’exclama-t-il à voix haute. Je ne suis pas lâche au point de me paraître lâche à moi-même.
Il leva le pied un peu plus haut en fléchissant légèrement le genou, et le posa soudain sur le plancher un peu en avant de l’autre ! Il ne put comprendre comment cela s’était fait. Un essai du pied gauche eut le même résultat : il se trouva à son tour en avant du pied droit. La main qui s’appuyait sur le dossier de la chaise l’étreignait convulsivement ; le bras raidi se tendait légèrement en arrière. Un spectateur aurait pu voir que Brayton répugnait à lâcher prise. La tête maligne du serpent se trouvait toujours dardée en avant dans la même position, le cou horizontal. Elle n’avait pas bougé, mais les yeux ressemblaient maintenant à des étincelles électriques, d’où émanait une infinité d’aiguilles lumineuses.
L’homme était devenu pâle comme cendre. De nouveau il fit un pas en avant, puis un autre, traînant derrière lui la chaise qui, lorsqu’il la lâcha enfin, tomba sur le plancher avec fracas. Il poussa un gémissement sourd ; le serpent ne faisait ni bruit ni mouvement, mais ses yeux étaient deux soleils aveuglants dont l’éclat dissimulait entièrement son corps. Ils émettaient des anneaux toujours plus larges de couleurs vives et chaudes, qui, lorsqu’ils avaient atteint leur plus grande dimension, s’évanouissaient l’un après l’autre comme des bulles de savon ; ils semblaient venir tout près du visage de l’homme, et, à l’instant même, ils se trouvaient à une distance incommensurable. Brayton entendit, quelque part, les battements continus d’un grand tambour et des ondes jaillissantes et sans suite de musique lointaine, d’une douceur inconcevable, semblables aux accents d’une harpe éolienne. Il connut que c’était la mélodie du soleil levant sur la statue de Memnon, et se crut debout dans les roseaux du Nil, écoutant avec exaltation cet hymne immortel à travers le silence des siècles.
La musique cessa ; ou plutôt, elle devint par degrés le roulement assourdi d’un orage qui s’éloigne. Devant Brayton s’étendait un paysage étincelant de soleil et de pluie, où s’arrondissait un arc-en-ciel aux vives couleurs encadrant cent cités dans sa courbe gigantesque.
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