Le soleil se couchait presque lorsque M. Doman, travaillant délibérément, tout à loisir, en homme qui est “sûr de son coup” et ne craint pas de voir un concurrent faire valoir un droit antérieur au sien, atteignit le cercueil et le mit à découvert. Quand ce fut fait, il se trouva devant une difficulté qu’il n’avait pas prévue : la bière, simple caisse plate de planches de séquoia en assez mauvais état, n’avait pas de poignées et remplissait entièrement le fond de l’excavation. S’il voulait éviter de se livrer à une indécente profanation, il lui fallait agrandir suffisamment la fosse pour pouvoir se placer à la tête du cercueil, et, en le soulevant de ses mains puissantes, le dresser sur son extrémité la plus étroite : c’est ce qu’il entreprit de faire aussitôt. L’approche de la nuit hâta ses efforts. L’idée ne lui vint pas d’abandonner sa tâche au point où elle en était, pour la reprendre le lendemain dans des conditions meilleures.
La stimulation fiévreuse de la cupidité et la fascination de la terreur l’attachaient à sa lugubre besogne avec une autorité inflexible. Il ne fainéantait plus, mais travaillait avec une terrible ardeur. Tête nue, sans veste ni gilet, la chemise ouverte au cou et sur la poitrine où sinuaient des ruisseaux de sueur, ce chercheur d’or endurci et impénitent, ce détrousseur de tombe, peinait avec une gigantesque énergie qui donnait presque une certaine dignité à son horrible dessein. Quand les franges du soleil se furent consumées le long des crêtes des collines à l’ouest, quand la pleine lune eut émergé des ombres dont la marée recouvrait la plaine violette, Jefferson Doman avait réussi à mettre droit le cercueil qui était maintenant appuyé contre la paroi de la tombe ouverte. Alors, tandis que l’homme, disparaissant jusqu’au cou dans la terre à l’extrême bout de l’excavation, regardait le cercueil où la lune donnait à plein, il eut un brusque frisson de terreur en remarquant sur sa surface la saisissante apparition d’une noire tête humaine : l’ombre de la sienne. Pour un instant, cette simple et naturelle circonstance le troubla. Le bruit de sa respiration haletante l’effrayait : il essaya de l’apaiser, mais ses poumons prêts à éclater refusèrent de se laisser oublier. Alors, avec un rire réprimé entièrement dépourvu de gaieté, il se mit à remuer la tête de côté et d’autre pour obliger l’apparition à répéter ses mouvements. Il trouvait une assurance réconfortante à affirmer sa maîtrise sur son ombre. Ainsi, il temporisait : avec une prudence inconsciente, il s’opposait, par ce moyen dilatoire, à une catastrophe imminente. Il sentait approcher d’invisibles forces du mal prêtes à fondre sur lui, et il parlementait avec l’inévitable pour obtenir un délai.
Il remarqua ensuite successivement plusieurs détails extraordinaires. La surface du cercueil qu’il ne quittait pas des yeux n’était pas plate ; elle présentait deux saillies distinctes, l’une longitudinale, l’autre transversale. À leur intersection, dans la partie la plus large, se trouvait une plaque de métal rongée où le clair de lune se reflétait avec un éclat lugubre. Tout le long des bords de la bière, à de grands intervalles, il y avait des têtes de clous rongées par la rouille. Ce frêle produit de l’art du menuisier avait été mis dans la fosse sens dessus dessous !
Peut-être était-ce le résultat de l’humour des mineurs, une manifestation positive de cet esprit facétieux qui avait trouvé une expression littéraire dans l’article nécrologique peu banal dû à la plume du grand humoriste de Hurdy-Gurdy. Peut-être fallait-il voir là un sens caché, d’ordre personnel, impénétrable aux esprits non initiés aux traditions locales.
Peut-être enfin, hypothèse peu charitable, s’agissait-il d’une mésaventure de M. Barney Bree qui, ayant procédé seul à l’ensevelissement (soit de son plein gré, pour garder secrète sa découverte, soit par suite de l’apathie générale), avait commis une erreur qu’il n’avait pu ou voulu rectifier par la suite. Quoi qu’il en fût, la pauvre Scarry avait été indubitablement ensevelie le visage contre terre.
Quand la terreur et l’absurdité font alliance, l’effet est effroyable. Cet homme audacieux et intrépide, ce hardi travailleur nocturne parmi les morts, cet antagoniste des ténèbres et de la désolation, succomba à une surprise ridicule. Un froid pénétrant s’abattit sur lui ; il frissonna et secoua ses épaules massives comme pour se dégager de l’étreinte d’une main glaciale. Il cessa de respirer. Le sang de ses veines, incapable de refréner son élan, roula un flux brûlant sous sa peau froide. N’étant plus imprégné d’oxygène, il lui monta à la tête et lui congestionna le cerveau. Ses fonctions organiques étaient passées à l’ennemi : son cœur même se rangeait contre lui. Il ne bougeait pas ; il aurait été incapable de crier. Il ne lui manquait qu’un cercueil pour être mort, aussi mort que la mort qui lui faisait face, séparée de lui par la seule longueur d’une tombe ouverte, par la seule épaisseur d’une planche pourrie.
Enfin, il reprit ses sens, un par un : la marée de terreur qui avait submergé ses facultés commença à refluer. Mais à mesure qu’il revenait à lui, il perdait étrangement conscience de l’objet de sa peur : il voyait le clair de lune dorer le cercueil, mais il ne voyait plus le cercueil que dorait le clair de lune.
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