Maigre, de haute taille, il avait les épaules voûtées d’un porteur de fardeaux. Je ne l’ai jamais vu ; je tiens ces détails de mon grand-père qui me raconta son histoire lorsque j’étais enfant. Il l’avait connu quand il vivait tout près de lui, en ces temps lointains.
Un jour, M. Murlock fut trouvé mort dans sa cabane. À cette époque et en ce lieu, il n’y avait place ni pour les coroners ni pour les journalistes ; on convint donc, je le suppose, que sa mort était due à des causes naturelles, car, dans le cas contraire, on me l’aurait dit et je m’en serais souvenu. Je sais seulement que, probablement par bienséance, le corps fut enseveli près de la cabane, à côté de la tombe de Mme Murlock : cette dernière avait précédé son mari depuis tant d’années que la tradition locale ne faisait plus guère allusion à son existence passée. Ceci termine le chapitre final de cette véridique histoire, à l’exception du fait que, maintes années plus tard, accompagné d’un camarade tout aussi intrépide que moi, je pénétrai jusqu’à cet endroit et m’aventurai assez près de la cabane en ruine pour y jeter une pierre ; après quoi, je m’enfuis à toutes jambes pour éviter le fantôme qui la hantait, au dire de tous les gamins bien informés. Comme mon récit résulte naturellement de mes rapports personnels avec ce qu’il relate, ce dernier incident, en tant que partie desdits rapports, n’est pas dépourvu d’à-propos. Mais il y a un chapitre plus reculé : celui que fournit mon grand-père.
Au temps où M. Murlock construisait sa cabane et commençait à se tailler une ferme à grands coups de hache, sans autre moyen de subsistance que le produit de sa chasse, il était jeune, vigoureux et plein d’espoir. Dans cette contrée de l’Est d’où il venait, il avait épousé, selon la coutume, une jeune femme digne en tous points de son amour sincère, qui partageait de son plein gré les dangers et les privations de son mari. Il n’existe aucune mention connue de son nom. Sur les charmes de son esprit et de sa personne, la tradition garde le silence, de sorte que le sceptique a toute liberté de garder son scepticisme ; mais Dieu me garde de le partager ! De leur affection mutuelle et de leur bonheur, chaque jour qui s’ajoutait à l’existence du veuf nous fournit une ample preuve, car seul l’attrait magnétique d’un souvenir béni avait pu enchaîner cet esprit aventureux à semblable destinée.
Un jour, Murlock, en revenant de chasser dans une partie lointaine de la forêt, trouva sa femme abattue par la fièvre et en proie au délire. Il n’existait pas de médecin à plusieurs miles à la ronde, et il ne pouvait pas laisser la malade dans l’état où elle était pour aller demander de l’aide car il n’avait pas de voisin. Aussi se mit-il en devoir de la soigner pour la ramener à la santé ; mais, au bout du troisième jour, elle tomba dans le coma et s’éteignit ainsi, sans jamais avoir retrouvé la moindre lueur de raison.
D’après ce que nous connaissons d’une nature comme la sienne, nous pouvons nous hasarder à ajouter quelques détails à l’ébauche tracée par mon grand-père. Quand il fut bien certain que sa femme était morte, Murlock eut assez de bon sens pour se rappeler qu’il faut préparer les morts pour les ensevelir. En s’acquittant de ce devoir sacré, il commit de nombreuses maladresses : il fit certaines choses tout de travers, et celles qu’il avait faites comme il fallait, il les recommença à plusieurs reprises. De temps à autre, il ne parvenait pas à accomplir un acte coutumier, ce qui le remplissait d’étonnement : ainsi un homme ivre s’émerveille de voir suspendues les familières lois naturelles. Il fut surpris également de ne pas pleurer, surpris et un peu honteux : à coup sûr, il est cruel de ne pas pleurer les morts.
— Demain, dit-il à voix haute, il me faudra faire le cercueil et creuser la tombe : c’est alors qu’elle me manquera, quand je ne la verrai plus. À présent elle est morte, c’est entendu, mais tout va bien ; il ne saurait en être autrement. Il est impossible que ma situation soit aussi mauvaise qu’elle le paraît.
Il restait penché au-dessus du cadavre, dans la lumière déclinante, arrangeant les cheveux et mettant la dernière main à une simple toilette, agissant machinalement, avec soin mais sans âme. Et toujours, dans sa conscience, persistait l’obscure conviction que tout allait bien, que sa femme serait à lui comme auparavant, que tout s’expliquerait. Il n’avait eu aucune expérience de la douleur ; sa capacité de souffrance n’avait pas été développée par l’habitude. Son cœur ne pouvait la contenir tout entière, ni son imagination s’en faire une conception exacte. Il ne savait pas qu’il était durement frappé ; il le saurait plus tard et ne l’oublierait jamais. La douleur est un artiste aux pouvoirs aussi variés que les instruments sur lesquels elle joue ses lamentations funèbres, arrachant aux uns les notes les plus hautes et les plus perçantes, aux autres ces accords bas et graves dont les vibrations reviennent comme le lent battement d’un tambour lointain. Elle fait tressaillir certaines natures ; d’autres, elle les stupéfie. Pour celui-ci elle vient comme une pointe de flèche dont la morsure avive toutes les sensibilités ; pour celui-là elle est le coup de massue qui écrase et engourdit. Nous pouvons supposer que tel fut l’effet produit sur Murlock, car (et nous sommes ici sur un terrain plus sûr que celui de la conjecture) à peine eut-il terminé sa pieuse besogne qu’il s’affaissa sur une chaise près de la table où gisait le corps, et, après avoir observé que le blanc profil de la morte se détachait sur les ténèbres croissantes, il laissa tomber son visage sur ses bras croisés au bord de la table, les yeux toujours secs, accablé d’une fatigue dicible. À ce moment, par la fenêtre ouverte, pénétra dans la pièce un son prolongé et plaintif, semblable au cri d’un enfant perdu dans les profondeurs lointaines des bois enténébrés ! Mais l’homme ne bougea pas. À nouveau, plus proche, ce cri lugubre résonna tandis que Murlock sombrait dans l’inconscience. Peut-être était-ce une bête sauvage, peut-être était-ce un rêve : car Murlock dormait.
Quelques heures plus tard, ce veilleur infidèle s’éveilla, et, soulevant sa tête qui reposait sur ses bras, écouta avec attention, sans savoir pourquoi.
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