Là, dans les ténèbres profondes, à côté de sa morte, se rappelant tout sans en être bouleversé, il s’efforçait de voir il ne savait quoi. Tous ses sens en alerte, il retenait sa respiration ; la marée de son sang était étale, comme pour aider le silence. Par qui, par quoi, avait-il été réveillé ? quelle créature vivante l’avait tiré de son sommeil ?

Soudain, la table trembla sous ses bras, et, au même instant, il entendit ou crut entendre un pas léger, puis un autre, comme si des pieds nus marchaient sur le plancher !

Il éprouva une terreur si grande qu’il ne put ni crier ni bouger. Force lui fut d’attendre, d’attendre là dans les ténèbres, pendant des siècles, de la peur la plus horrible qu’un homme puisse connaître, et à laquelle il puisse survivre pour la narrer. Il essaya vainement de prononcer le nom de la morte, d’étendre les bras au-dessus de la table pour savoir si elle s’y trouvait encore. Sa gorge ne parvenait pas à émettre un son, ses bras et ses jambes étaient de plomb. Alors se produisit une chose effroyable. Il sembla qu’un corps pesant fût projeté contre la table et la pressât contre sa poitrine d’un élan si rude qu’il faillit être renversé ; en même temps il entendit et sentit une lourde masse tomber sur le plancher, si violemment que le choc ébranla la cabane de fond en comble. Vinrent ensuite une bousculade et une confusion de bruits impossible à décrire. Murlock s’était mis debout : la terreur, par son excès même, avait perdu tout contrôle sur les facultés de sa victime. Il jeta ses mains sur la table : il n’y avait plus rien !

Arrivée à un certain degré, l’épouvante peut devenir folie ; et la folie pousse à agir. Sans aucun but défini, sans autre motif que l’impulsion capricieuse d’un dément, Murlock s’élança vers le mur, saisit à tâtons son fusil, et fit feu sans viser. À la lueur de la détonation qui remplit la pièce d’une fulgurante clarté, il vit une énorme panthère en train de traîner la morte vers la fenêtre, les crocs enfoncés dans sa gorge. Puis ce fut l’obscurité, plus noire que jamais, et le silence.

Quand il revint à lui, le soleil était haut dans le ciel, les bois retentissaient du chant mélodieux des oiseaux. Le corps gisait près de la fenêtre, où la bête l’avait laissé en s’enfuyant, effrayée par la lueur et le bruit de la détonation. Les vêtements en désordre, ainsi que les longs cheveux ; les membres se trouvaient disposés au hasard. De la gorge affreusement lacérée avait coulé une mare de sang qui n’était pas encore tout à fait coagulé. Le ruban avec lequel Murlock avait attaché les poignets était brisé, les mains étaient crispées. Entre les dents se trouvait un fragment de l’oreille de la bête.

Histoire de fou

À l’intersection de deux rues, dans cette partie de San Francisco qui porte le nom assez inexact de North Beach1 se trouve un terrain vague beaucoup plus proche de l’horizontale que ne le sont d’habitude les terrains, vagues ou non, de cette région. Mais, à son extrémité sud, le sol se met à monter brusquement en une pente raide où s’étagent trois terrasses taillées dans la roche tendre. C’est le lieu d’élection des chèvres et des pauvres gens : plusieurs familles de ces deux espèces animales l’occupent conjointement et en parfaite harmonie « depuis la fondation de la cité ». L’un des humbles logis de la terrasse inférieure retient l’attention par sa ressemblance grossière avec le visage humain, ou plutôt avec le simulacre qu’en pourrait découper un gamin dans un potiron évidé. Les yeux sont deux fenêtres circulaires ; le nez est une porte ; la bouche, une ouverture provenant de l’enlèvement d’une planche au-dessous de la porte. Il n’y a pas de marche de seuil. En tant que visage, la maison est trop grande ; en tant que demeure, elle est trop petite. Le regard vide de ses yeux sans paupières et sans sourcils paraît sinistre.

Parfois, un homme sort du nez, fait un demi-tour, passe devant l’endroit où devrait être l’oreille droite, puis, se frayant un chemin à travers la foule d’enfants et de chèvres qui encombre l’étroite plate-forme entre les portes de ses voisins et le bord de la terrasse, gagne la rue en descendant quelques marches branlantes. Là, il s’arrête pour regarder sa montre, et l’étranger qui se trouve à passer par hasard en ce lieu se demande pourquoi un individu pareil peut se soucier de savoir l’heure. Des observations répétées montreraient que le temps constitue un élément important dans les mouvements de cet homme, car c’est à deux heures précises de l’après-midi qu’il apparaît trois cent soixante-cinq fois par an.

Après s’être assuré qu’il fait preuve de sa ponctualité coutumière, il remet sa montre dans son gousset, parcourt rapidement la rue en direction du sud, tourne à droite, et, à mesure qu’il approche du coin de rue suivant, tient son regard fixé sur une des fenêtres les plus hautes d’un bâtiment à trois étages de l’autre côté de la chaussée. C’est une construction en brique plutôt sale, jadis rouge, maintenant grise. Elle manifeste les atteintes des ans et de la poussière.