« Terrifiée par mon entrée brutale, elle a dû s’esquiver dans le vestibule. »
Je fis demi-tour pour sortir de la pièce, dans l’intention de me mettre à sa recherche, mais je pris la mauvaise direction – qui se trouva être la bonne ! Je heurtai du pied ma femme tapie dans un coin. Aussitôt mes mains se refermèrent autour de sa gorge, étouffant un cri de terreur ; puis, m’étant agenouillé sur son corps agité de mouvements convulsifs, sans formuler la moindre accusation ni le moindre reproche, je l’étranglai !
Là se termine mon rêve. Je l’ai relaté au passé, mais j’aurais mieux fait d’employer le présent, car, à maintes reprises, la sinistre tragédie se joue de nouveau dans ma mémoire : à maintes reprises, j’élabore mon plan, j’éprouve l’horreur de voir mes soupçons confirmés, je redresse le tort que j’ai subi. Puis, c’est le vide. Ensuite, la pluie vient battre contre des vitres crasseuses, ou bien la neige tombe sur mes vêtements insuffisants, et j’entends rouler des voitures dans les rues sordides où je mène une existence misérable. S’il y a parfois du soleil, je ne m’en souviens pas ; s’il y a des oiseaux, ils ne chantent pas.
Et voici un autre rêve, une autre vision nocturne. Je suis parmi des ombres sur une route au clair de lune. Je perçois une autre présence, mais je ne peux la déterminer. À l’ombre d’une grande bâtisse, je distingue un vêtement blanc ; puis, devant moi, sur la route, se dresse une silhouette de femme : celle que j’ai assassinée ! La mort est sur son visage ; sa gorge porte les empreintes de mes doigts. Elle tient ses yeux fixés sur les miens avec une infinie gravité qui n’est ni reproche, ni menace, ni haine, ni rien de moins horrible que la simple reconnaissance. Je bats en retraite devant cette effroyable apparition, en proie à une terreur que j’éprouve encore au moment même où j’écris ces lignes. Je n’arrive plus à former les lettres. Voyez donc ! elles…
… J’ai retrouvé mon calme, mais, en vérité, il ne me reste plus rien à dire : cet incident prend fin comme il a commencé – dans les ténèbres et dans le doute.
Oui, je suis à nouveau maître de moi ; je redeviens “le capitaine de mon âme”. Mais, loin d’être un répit, ce n’est qu’une autre phase de l’expiation. Ma pénitence, constante dans son intensité, offre des aspects très divers : une de ses variantes est la tranquillité. Après tout, il ne s’agit que d’une condamnation à vie. “Condamné à l’enfer pour le reste de son existence” : voilà un châtiment bien ridicule, puisque le coupable en peut fixer lui-même la durée. Aujourd’hui expire mon terme.
À tout un chacun ici-bas, je souhaite la paix que je n’ai pas connue.
3
Déclaration de feu Julia Hetman
par le truchement du médium Bayrolles
Je m’étais couchée de très bonne heure et j’avais sombré presque aussitôt dans un paisible sommeil. Je m’éveillai soudain en éprouvant cette indéfinissable sensation de danger qui est, je crois, chose fort commune dans l’existence d’où je viens. Je fus persuadée aussitôt qu’elle ne correspondait à rien de réel, mais cela ne suffit pas à la faire disparaître. Mon mari, Joël Hetman, se trouvait absent du logis ; les domestiques couchaient dans une autre partie de la maison. Mais ces circonstances m’étaient familières, et jamais auparavant elles ne m’avaient inspiré la moindre crainte. Néanmoins, cette étrange terreur devint si intolérable que, surmontant ma répugnance à bouger, je me dressai sur mon séant et allumai ma lampe de chevet. Contrairement à ce que j’espérais, je n’en éprouvai aucun soulagement : la lumière me sembla constituer plutôt un surcroît de danger, car je me dis qu’elle brillerait sous la porte, révélant ainsi ma présence à la créature maligne qui pouvait se trouver embusquée à l’extérieur. Vous que la chair emprisonne encore, vous que torturent les horreurs de l’imagination, songez un peu combien doit être monstrueuse la peur qui cherche dans le noir un refuge contre les démons malfaisants de la nuit. C’est en venir aux mains avec un ennemi invisible : la stratégie du désespoir !
Ayant éteint la lampe, je cachai mon visage sous les couvertures ; puis je restai étendue, tremblante et muette, incapable de crier, oubliant de prier. Je dus demeurer dans cet état pitoyable pendant ce que vous appelez des heures (pour nous il n’y a pas d’heures – le temps n’existe pas).
Vint enfin l’objet de ma crainte : un bruit de pas étouffés, inégaux, sur les marches de l’escalier ! Lents, hésitants, incertains, c’étaient les pas d’un être qui ne voyait pas son chemin : pour cela même ils me semblaient d’autant plus terrifiants, car ils évoquaient dans mon esprit troublé l’approche d’une malveillance aveugle et privée d’intelligence, qu’il serait vain d’implorer. J’allai même jusqu’à penser que j’avais dû laisser allumée la lampe du vestibule et que, par suite, cette créature tâtonnante était certainement un monstre de la nuit. C’était là une sotte idée, en contradiction avec ma crainte antérieure de la lumière ; mais, que voulez-vous ? la peur est stupide. Le sinistre témoignage qu’elle apporte et le lâche conseil qu’elle murmure ne sont rattachés par aucun lien.
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