Pourtant, certains hommes portent simplement des numéros, qui semblent être, eux aussi, un moyen de distinction insuffisant.
Je peux illustrer ce que j’avance par un exemple personnel. Un jour, alors que je me promenais dans la rue principale d’une ville, fort loin d’ici, je rencontrai deux hommes en uniforme, dont l’un me regarda avec curiosité et dit à son compagnon : « Ce gaillard-là ressemble au 767. » Ce numéro me sembla horriblement familier. Poussé par une impulsion irrésistible, je me jetai dans une ruelle latérale et me mis à courir jusqu’à ce que je tombe, épuisé, sur le talus d’un chemin vicinal.
Je n’ai jamais oublié ce numéro, qui revient toujours à ma mémoire accompagné de propos obscènes, d’éclats de rire sans joie, du fracas de portes de fer. C’est pourquoi j’affirme qu’un nom, même si on se le décerne soi-même, vaut mieux qu’un numéro. J’aurai bientôt les deux sur le registre du cimetière. Quelle richesse, en vérité !
À qui trouvera ce document, je dois demander un peu d’indulgence. Ceci n’est pas l’histoire de ma vie, car je ne la connais pas suffisamment pour l’écrire ; c’est simplement un recueil de souvenirs épars, sans lien apparent entre eux : certains se succèdent aussi nettement que des perles brillantes sur un fil, d’autres sont très lointains et très étranges rêves écarlates séparés par de grands vides de ténèbres, feux de sorcières rouges et fixes au milieu d’une immensité désolée.
Debout sur le rivage de l’éternité, je me retourne vers l’intérieur des terres pour jeter un dernier regard sur la route que je viens de parcourir. Je vois assez nettement vingt années d’empreintes de pas – des empreintes ensanglantées. Elles vont à travers pauvreté et douleur, tortueuses et mal assurées comme si elles avaient été faites par un homme chancelant sous le poids d’un fardeau, « Distant et sans amis, mélancolique et morne. » Ah, ce vers par lequel le poète a prophétisé mon moi ! – comme il est admirable, horriblement admirable !
Au-delà du début de cette via dolorosa, cette épopée de souffrance où se mêlent des épisodes de péchés, je ne distingue rien clairement : elle sort d’un nuage. Je sais qu’elle ne franchit que vingt ans, et pourtant je suis un vieillard.
Nul homme ne se rappelle jamais sa naissance : il ne peut la connaître que par ouï-dire. Mais, en ce qui me concerne, il en va différemment : la vie vint à moi les mains pleines et me donna d’emblée toutes mes facultés. Je ne sais rien de plus que le commun des mortels au sujet d’une existence antérieure, car tous en possèdent de vagues idées qui sont peut-être des souvenirs et peut-être des rêves. Je sais que j’eus dès l’abord conscience d’une maturité de corps et d’esprit, et que je l’acceptai sans surprise ni conjecture vaine. Je me trouvai tout simplement en train de marcher dans une forêt, à demi vêtu, les pieds meurtris, indiciblement las et affamé. Ayant aperçu une ferme, je m’en approchai et mendiai un peu de nourriture. On me fit cette charité en me demandant mon nom. Je ne le savais pas, tout en sachant bien que chaque homme en a un. Fort embarrassé, je battis en retraite, et, comme la nuit tombait, je m’en allai dormir dans la forêt.
Le lendemain, j’entrai dans une grande ville dont je tairai le nom. Et je tairai de même les incidents ultérieurs d’une existence qui va maintenant prendre fin – vie de vagabondage incessant, partout et toujours hantée par le sentiment que le châtiment de l’injustice a quelque chose de criminel, et le châtiment du crime quelque chose d’effroyable. Voyons un peu si je puis la réduire à un seul récit.
Il me semble avoir une fois vécu près d’une grande ville. Riche planteur, j’étais marié à une femme qui m’inspirait de l’amour et des soupçons. Nous avions, je crois, un fils unique, jeune homme très doué qui donnait de grandes espérances. Mais il demeure toujours très vague dans ma mémoire d’où il disparaît très fréquemment.
Par une nuit funeste, l’idée me vint de mettre à l’épreuve la fidélité de ma femme en utilisant un moyen vulgaire et banal bien connu de tous les lecteurs de journaux et de romans. Je partis pour la ville, après avoir dit à ma femme que mon absence durerait jusqu’au lendemain après-midi. Mais je revins avant l’aube et gagnai le derrière de la maison : mon intention était d’y pénétrer par une porte que j’avais en secret arrangée de telle façon qu’elle pût paraître fermée à clé tout en ne l’étant pas. Au moment où je m’en approchais, je l’entendis s’ouvrir et se refermer doucement, puis je vis un homme s’esquiver dans les ténèbres. Assoiffé de meurtre, je m’élançai à sa poursuite, mais il avait disparu sans avoir eu la simple malchance d’être identifié. Aujourd’hui, il m’arrive parfois de ne point pouvoir me convaincre que c’était bien un être humain.
Fou de jalousie et de rage, aveuglé par toutes les passions bestiales d’un homme offensé dans sa virilité, je pénétrai dans la maison et montai furieusement l’escalier jusqu’à la porte de la chambre de ma femme. Elle était fermée, mais comme j’en avais également brouillé la serrure, j’y entrai sans aucun mal, et, malgré les ténèbres compactes, je me trouvai bientôt auprès du lit. En le palpant dans le noir, je me rendis compte qu’il était vide bien que défait.
« Elle doit être en bas », me dis-je.
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