Et voilà que je les aperçus, debout dans l’ombre d’un bouquet d’arbres, tout près, tout près de moi ! Leur visage était tourné dans ma direction, les yeux de mon mari étaient fixés sur les miens. Il me voyait – enfin, enfin, il me voyait ! Quand j’eus pris conscience de ce fait, ma terreur disparut comme un rêve cruel. Le charme de la mort était rompu : l’amour avait vaincu la Loi ! Folle de joie, je me mis à crier (car j’ai sûrement dû crier) : « Il voit, il voit ; il comprendra ! » Puis, étant parvenue à me maîtriser, je m’avançai, souriante, consciente de ma beauté, pour m’offrir à ses bras, pour le réconforter par mes caresses, et, la main dans la main de mon fils, prononcer les paroles qui renoueraient les liens brisés entre les vivants et les morts.
Hélas ! hélas ! son visage blêmit d’épouvante, ses yeux devinrent ceux d’un animal traqué. Il recula à mesure que j’avançais vers lui ; puis il fit demi-tour et s’enfuit à travers bois, et il ne m’est pas donné de savoir où il s’en est allé.
À mon malheureux fils, frappé d’un double deuil, je n’ai jamais pu faire sentir ma présence. Bientôt, lui, à son tour, passera dans cette Existence Invisible, et il sera perdu pour moi à tout jamais.
Un habitant de Carcosa
« Car il est différentes sortes de mort ; en certaines le corps demeure alors que, en certaines autres, il disparaît tout à fait en même temps que l’âme. Ceci n’advient communément que dans la solitude (telle est la volonté de Dieu), et, nul n’ayant assisté à la fin, nous disons que l’homme s’est perdu ou qu’il est parti pour un grand voyage, ce qui est l’exacte vérité ; mais parfois la chose s’est produite à la vue de plusieurs, et maint témoignage en fait la preuve. Il est une espèce de mort où l’âme meurt, elle aussi, et l’on a vu ceci advenir alors que le corps restait vigoureux pendant de nombreuses années. Et parfois (nous en avons des attestations véridiques), l’âme meurt en même temps que le corps, mais, après un certain temps, elle est ressuscitée en ce lieu même où le corps tomba en poussière. »
Tout en méditant ces paroles de Hali (Dieu lui donne le repos éternel !) et en m’interrogeant sur leur sens plein (tel celui qui possède certains indices mais se demande s’il n’y a point par-delà autre chose que ce qu’il a discerné), je ne prêtai pas la moindre attention au lieu où je m’étais égaré jusqu’à ce qu’un souffle glacial me vînt frapper au visage et me fît prendre conscience du décor qui m’entourait. J’observai avec stupeur que rien ne me paraissait familier. Autour de moi s’étendait une vaste plaine déserte, balayée par le vent, couverte de hautes herbes flétries qui bruissaient et sifflaient sous la bise d’automne, apportant Dieu sait quelles suggestions de mystère et d’inquiétude. À de longs intervalles, je voyais saillir au-dessus du sol des rocs de forme étrange et de couleur funèbre ; ils paraissaient être de connivence et échanger des regards significatifs et anxieux, comme s’ils avaient levé la tête pour observer l’issue d’un événement prévu. Çà et là, quelques arbres desséchés semblaient les chefs de ce complot malveillant d’attente silencieuse. Malgré l’absence du soleil, je jugeai qu’il devait être assez tard dans l’après-midi ; mais, tout en ayant conscience que l’air était froid et humide, je m’en rendais compte plutôt mentalement que physiquement, sans éprouver la moindre sensation de gêne. Sur toute l’étendue du lugubre paysage, une voûte de nuages bas, couleur de plomb, était suspendue comme une malédiction visible. Dans toutes choses se lisaient une menace et un présage qui suggéraient le crime et annonçaient le jugement. Nul oiseau, nulle bête, nul insecte. Le vent gémissait dans les branches nues des arbres morts, l’herbe grise se courbait pour murmurer à la terre ses secrets effroyables ; mais aucun autre bruit, aucun autre mouvement ne troublaient le calme terrifiant de ce sinistre lieu.
Je remarquai dans l’herbe un certain nombre de pierres abîmées par les intempéries, qui, de toute évidence, avaient été façonnées par des outils. Brisées, couvertes de mousse, à demi enfoncées dans la terre, elles reposaient à plat sur le sol, ou se penchaient selon des angles divers. Sans aucun doute c’étaient des pierres tombales, mais les tombes elles-mêmes n’existaient plus ni sous forme de tertre ni sous forme de dépression : les années avaient tout nivelé. Épars çà et là, des blocs plus massifs marquaient l’endroit où un sépulcre pompeux, un monument superbe, avaient jadis jeté à l’oubli leur défi dérisoire. Ces vestiges de la vanité humaine, ces monuments commémoratifs de piété et d’affection, me paraissaient si anciens, si délabrés, si usés, si tachés, et le lieu même donnait une telle impression de négligence et d’abandon, que je ne pus m’empêcher de songer que je découvrais le cimetière d’une race d’hommes préhistoriques, d’une nation dont le nom même avait disparu depuis longtemps.
Plongé dans ces pensées, je restai un moment sans prêter attention à l’enchaînement de mes propres aventures, mais bientôt je songeai :
« Comment suis-je venu ici ? » Un instant de réflexion suffit à me fournir la réponse, ainsi qu’à m’expliquer, d’inquiétante manière, le caractère étrangement surnaturel dont mon imagination avait revêtu tout ce que je voyais et entendais. J’étais malade. Je me rappelais maintenant que j’avais été abattu par une fièvre soudaine, que les miens m’avaient raconté comment, dans mes crises de délire, j’avais réclamé le grand air et la liberté, et comment on m’avait maintenu au lit de force pour m’empêcher de me sauver au-dehors. À présent, ayant échappé à la surveillance de ceux qui me soignaient, j’avais erré jusqu’ici pour aller… pour aller où ? Je ne pouvais le conjecturer. Sans nul doute j’étais à une distance considérable de la ville où j’habitais, l’antique et célèbre cité de Carcosa. Nulle part on n’entendait ni ne voyait aucun signe de vie humaine : pas de fumée montante, pas d’aboiement de chien de garde, pas de meuglement de bétail, pas de cris d’enfants en train de jouer ; rien que ce cimetière lugubre, avec son atmosphère de mystère et de terreur due à mon cerveau troublé. Est-ce que je ne délirais pas de nouveau, ici, loin de tout secours humain ? Tout cela, tout sans exception, n’était-ce pas une illusion engendrée par ma folie ? J’appelai ma femme et mes fils à voix haute, je tendis mes mains vers les leurs, tout en marchant parmi les pierres friables et l’herbe flétrie.
Un bruit derrière moi me fit tourner la tête. Un animal sauvage, un lynx, s’approchait de moi. Une pensée me vint : « Si je m’abats ici, dans ce désert, si la fièvre revient et si mes forces m’abandonnent, cette bête va me saisir à la gorge. » Je bondis vers le lynx en criant. Il passa à une largeur de main de moi, d’un trot paisible, et disparut derrière un rocher.
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