L’instant d’après, une tête d’homme sembla surgir de terre à peu de distance. Il grimpait la pente la plus éloignée d’une colline basse dont la crête se distinguait à peine de la plaine qui s’étendait à l’infini. Bientôt je vis toute sa silhouette se découper sur le fond de nuages gris. Mi-nu, mi-vêtu de peaux de bêtes, il avait des cheveux en désordre et une longue barbe hérissée. D’une main il portait un arc et des flèches : de l’autre, il tenait une torche flamboyante qui répandait une longue traînée de fumée noire. Il marchait lentement, avec précaution, comme s’il craignait de tomber dans une fosse ouverte cachée par l’herbe haute. Cette étrange apparition engendra dans mon cœur la surprise mais non l’effroi ; après avoir suivi une route qui coupait la sienne, je me rencontrai presque face à face avec lui et l’abordai en disant :

— Que Dieu vous garde !

Il ne fit pas attention à moi et ne ralentit pas sa marche.

— Bon étranger, poursuivis-je, je suis malade et j’ai perdu mon chemin. Je vous supplie de m’indiquer la direction de Carcosa.

L’homme entonna une mélopée barbare dans une langue inconnue, continua sa route et disparut. Sur la branche d’un arbre pourri, un hibou poussa un hululement sinistre, et un autre lui répondit dans le lointain. Ayant levé les yeux, je vis, à travers une brusque déchirure des nuages, Aldebaran et les Hyades ! Tout ceci suggérait la nuit : le lynx, l’homme portant sa torche, le hibou. Et pourtant je voyais autour de moi, je voyais même les étoiles en l’absence de toute obscurité. Je voyais, mais, manifestement, je ne pouvais me faire voir ni entendre. Quel effroyable sortilège présidait à mon existence ?

Je m’assis au pied d’un grand arbre pour réfléchir sérieusement à ce que j’avais de mieux à faire.

Bien convaincu de ma folie, je discernais pourtant un motif de doute dans cette conviction. Je n’avais plus trace de fièvre. Plus encore, j’éprouvais une impression de joie et de force qui m’était entièrement inconnue, une espèce d’exaltation physique et mentale. Tous mes sens étaient en alerte : l’air me paraissait être une substance pesante et je pouvais entendre le silence.

Une grosse racine de l’arbre géant contre lequel je m’appuyais enserrait de son étreinte une dalle de granit dont une partie saillait dans un retrait formé par une autre racine. La pierre, quoique très abîmée, se trouvait ainsi un peu abritée des intempéries. Ses arêtes étaient arrondies par l’usure, ses angles rongés, sa surface tout écaillée et creusée de profonds sillons. Dans la terre qu’elle recouvrait brillaient des particules de mica, vestiges de sa désagrégation. Cette pierre avait manifestement masqué la sépulture où l’arbre avait poussé plusieurs siècles auparavant. Les racines exigeantes avaient pillé la tombe et emprisonné la stèle.

Un brusque coup de vent chassa les feuilles mortes et les brindilles accumulées sur la dalle ; j’y distinguai les caractères en bas-relief d’une inscription, et me penchai pour la lire. Dieu du ciel ! mon nom à moi, en toutes lettres ! la date de ma naissance ! la date de ma mort !

Un rayon horizontal de lumière rose éclaira tout le côté de l’arbre, tandis que je me dressais d’un bond, plein de terreur. Le soleil se levait à l’orient. J’étais debout entre son large disque rouge et le tronc de l’arbre, mais aucune ombre n’obscurcissait le tronc !

Un chœur de loups hurlants salua l’aurore. Je les vis assis sur leur arrière-train, seuls ou en groupes, au sommet de monticules et de tumulus irréguliers qui emplissaient à demi l’étendue désertique visible à mes yeux, et se prolongeaient jusqu’à l’horizon ; et je connus alors que c’étaient là les ruines de l’antique et célèbre cité de Carcosa.

Tels sont les faits communiqués au médium Bayrolles par l’esprit Hoselb Alar Robardin.

 

 

 

 

Table.

 

Connaissanced’Ambrose Bierce 

 

Par une nuit d’été 

La fenêtre condamnée 

Histoire de fou 

Les funérailles de John Mortonson 

Le décor approprié 

Veillée funèbre 

L’homme et le serpent 

Une sacrée garce 

Le troisième orteil du pied droit 

L’inconnu 

La route au clair de lune 

Un habitant de Carcosa 

 

 

Achevé d’imprimer le 25 octobre 1991
sur les presses de l’Imprimerie A. Robert
116, bd de la Pomme13011 Marseille
pour le compte des Éditions Rivages
27, rue de Fleurus – 75006 Paris
10, rue Fortia – 13001 Marseille.

 

Dépôt légal : octobre 1991.

 

 

Notes

[←1

North Beach : littéralement : la plage du Nord. (N. d. T.)

[←2

Goat Hill : La colline aux chèvres. (N.