Son avocat, qui n’avait soulevé aucune objection ni fait le moindre appel à la clémence, serra la main de son client et sortit de la salle. De toute évidence, il avait été choisi à seule fin d’empêcher le tribunal de désigner un avocat susceptible d’insister pour défendre l’accusé.
John Hardshaw purgea sa peine à San Quentin, et, quand il fut libéré, il trouva à la porte de la prison, sa femme qui était revenue « des États » pour le recevoir. On pense qu’ils partirent aussitôt pour l’Europe. Dans tous les cas, une procuration, établie à Paris, fut donnée à un avoué qui vit encore parmi nous et de qui je tiens la plupart des faits de cette simple histoire. Ledit avoué vendit en peu de temps tout ce que Hardshaw possédait en Californie, et, pendant plusieurs années, personne n’entendit plus parler du malheureux couple.
Quand ils revinrent, on ne sait pour quel motif, ils étaient financièrement ruinés et moralement brisés. En outre, la santé de John Hardshaw se trouvait fort délabrée. Pendant quelque temps ils vécurent, sous le nom de Johnson, dans un quartier assez respectable au sud de Market Street. Il devait leur rester un peu d’argent, car l’homme semblait n’exercer aucun métier, sans doute en raison de son état de santé. Leurs voisins s’émerveillaient du dévouement dont sa femme faisait preuve à l’égard de son mari : elle se trouvait toujours à son côté et essayait de le réconforter par tous les moyens. Pendant des heures ils restaient assis sur un banc dans un petit parc public : elle lui faisait la lecture, tenant une de ses mains dans la sienne, effleurant parfois son front pâle d’une caresse légère, levant fréquemment ses beaux yeux pour le regarder tandis qu’elle commentait le texte, ou bien fermant le volume pour tromper sa mélancolie par des propos sur… sur quoi ? Personne n’a jamais surpris une conversation entre ces deux êtres. Le lecteur qui a eu la patience de suivre leur histoire jusqu’ici prendra peut-être plaisir à se livrer à des hypothèses : il y avait sans doute un sujet à éviter. L’attitude de l’homme révélait un abattement profond. Les adolescents du voisinage, avec cette perception aiguë des caractéristiques visibles qui est l’apanage du jeune mâle de l’espèce humaine, l’appelaient le “Triste Idiot”.
* *
Un jour, il advint que John Hardshaw, contrairement à son habitude, fût en proie au désir de vagabonder. Dieu seul sait ce qui l’amena à gagner l’endroit où il se rendit : toujours est-il qu’il traversa Market Street, franchit les collines en direction du nord, puis descendit dans la région connue sous le nom de North Beach. Après avoir tourné au hasard vers la gauche, il suivit une rue inconnue de lui jusqu’à ce qu’il se trouvât en face de ce qui était alors une résidence assez majestueuse et n’est plus aujourd’hui qu’une fabrique assez minable. Ayant levé distraitement les yeux vers la façade, il vit à une fenêtre ouverte ce qu’il aurait bien mieux valu qu’il ne vît point : le visage et la silhouette d’Elvira Barwell. Leurs regards se rencontrèrent. Poussant une vive exclamation semblable au cri d’un oiseau surpris, la dame se leva d’un bond et passa tout son buste hors de la fenêtre, en agrippant le revêtement des deux côtés. Alertés par son cri, les passants levèrent la tête vers elle. Hardshaw, pétrifié sur place, ne proférait pas un son, mais ses yeux étaient deux flammes éclatantes. « Attention ! » hurla une voix dans la foule tandis que la femme se penchait de plus en plus, défiant l’implacable loi de la pesanteur, tout comme elle avait autrefois défié cette autre loi fulminée par Dieu au sommet du Sinaï. La brusquerie de ses mouvements avait fait ruisseler sur ses épaules le flot de ses cheveux noirs qui se répandaient maintenant sur ses joues, dissimulant presque entièrement son visage. Cela dura un instant, puis… !
Un cri d’épouvante retentit dans la rue, tandis que, ayant perdu son équilibre, la femme tombait de la fenêtre, la tête la première, masse tourbillonnante et confuse de jupe, de membres, de cheveux noirs, de visage blême, qui vint s’écraser sur le trottoir avec un bruit horrible et une force d’impact que l’on ressentit à cent yards de distance. L’espace d’un instant tous les yeux refusèrent de voir et se détournèrent de cet abominable spectacle. Quand ils s’y fixèrent à nouveau, son horreur se trouvait étrangement accrue. Un homme, tête nue, assis sur le trottoir, serrait contre sa poitrine le corps brisé et tout sanglant, couvrant de baisers les joues déchiquetées et la bouche ruisselante à travers des touffes emmêlées de cheveux humides : son propre visage était rouge du sang qui l’étouffait à moitié et coulait en minces filets de sa barbe toute trempée…
Le chroniqueur touche à la fin de sa tâche. Ce matin-là, les Barwell venaient d’arriver à San Francisco, après avoir séjourné deux ans au Pérou. Une semaine plus tard, le veuf (doublement affligé, car on ne pouvait se tromper sur le sens de l’horrible démonstration de Hardshaw) s’embarquait pour je ne sais quel port lointain, et on ne l’a jamais plus revu. Hardshaw passa une année à l’asile d’aliénés de Stockton où sa femme, grâce à l’influence d’amis compatissants, fut aussi admise pour prendre soin de lui. Quand il en sortit, non point guéri mais inoffensif, tous deux regagnèrent San Francisco qui semblait exercer sur eux une terrible fascination.
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