J’ai encore assez d’empire sur moi pour ne pas enfreindre sa défense. »
La fée tira à elle quelques branches de l’arbre, et, un moment après, elle se trouva cachée entièrement.
« Je n’ai pas encore péché, dit le prince, et je n’ai pas l’intention de le faire. »
À ces mots il écarta les branches. La fée dormait déjà, elle souriait en rêvant ; mais, comme il se penchait vers elle, il vit des larmes dans ses yeux.
« Ne pleure pas à cause de moi, être admirable ! souffla-t-il ; ce n’est que maintenant que je comprends la félicité du Paradis ! Elle coule dans mon sang, elle envahit ma pensée ; je sens dans mon corps terrestre la force du chérubin et sa vie éternelle ! Que la nuit pour moi soit éternelle désormais ! Une minute comme celle-ci, c’est assez de bonheur. »
Et il essuya de ses baisers les larmes qui coulaient.
En ce moment, un coup de tonnerre effroyable éclata ; tout s’écroula avec fracas ; le prince vit la belle fée et le Paradis merveilleux s’enfoncer peu à peu dans une nuit épaisse, jusqu’à ce qu’enfin ils ne parurent plus que comme une petite étoile dans le lointain. Un froid mortel pénétra tous ses membres, il ferma les yeux et tomba par terre comme inanimé.
Une pluie froide qui mouillait son visage et un vent piquant qui sifflait autour de sa tête le rappelèrent à lui. « Qu’ai-je fait ? s’écria-t-il en gémissant ; j’ai péché comme Adam ; pour moi comme pour lui le Paradis est perdu. »
Et ouvrant les yeux, il vit au loin une étoile qui brillait comme la dernière lueur du Paradis englouti. C’était l’étoile du matin qui apparaissait dans le ciel. Puis, jetant ses regards autour de lui, il se trouva dans la grande forêt, près de la caverne des Vents, et vit leur vieille mère assise à son côté. Elle paraissait en colère, et lui dit d’un ton menaçant : « Quoi ! déjà le premier soir ! Je m’en doutais ; si tu étais mon fils, je te mettrais dans le sac.
– Il y entrera ! dit la Mort, une grande vieille femme encore vigoureuse, tenant à la main une faux et agitant sur ses épaules deux longues ailes noires. Il sera mis dans un cercueil ; mais le moment n’est pas venu. Qu’il voyage encore dans le monde pour expier son péché et devenir meilleur. Puis, lorsqu’il s’y attendra le moins, je reviendrai le mettre dans une caisse noire que je placerai sur ma tête, pour le porter en volant jusqu’à l’étoile qui brille là-haut. Là aussi fleurit le jardin du Paradis, et, si cet homme devient bon et pieux, il y entrera ; mais si ses pensées sont mauvaises et son cœur corrompu, il tombera dans cette caisse plus bas que n’est tombé le Paradis, et je n’irai le chercher qu’au bout de mille ans pour l’enfoncer encore plus bas ou pour le faire remonter vers la petite étoile. »
Il y avait un jour une aiguille à repriser : elle se trouvait elle-même si fine qu’elle s’imaginait être une aiguille à coudre.
« Maintenant, faites bien attention, et tenez-moi bien, dit la grosse aiguille aux doigts qui allaient la prendre. Ne me laissez pas tomber ; car, si je tombe par terre, je suis sûre qu’on ne me retrouvera jamais. Je suis si fine !
– Laisse faire, dirent les doigts, et ils la saisirent par le corps.
– Regardez un peu ; j’arrive avec ma suite », dit la grosse aiguille en tirant après elle un long fil ; mais le fil n’avait point de nœud.
Les doigts dirigèrent l’aiguille vers la pantoufle de la cuisinière : le cuir en était déchiré dans la partie supérieure, et il fallait le raccommoder.
« Quel travail grossier ! dit l’aiguille ; jamais je ne pourrai traverser : je me brise, je me brise. »
Et en effet elle se brisa.
« Ne l’ai-je pas dit ? s’écria-t-elle ; je suis trop fine.
– Elle ne vaut plus rien maintenant », dirent les doigts.
Pourtant ils la tenaient toujours. La cuisinière lui fit une tête de cire, et s’en servit pour attacher son fichu.
« Me voilà devenue broche ! dit l’aiguille. Je savais bien que j’arriverais à de grands honneurs. Lorsqu’on est quelque chose, on ne peut manquer de devenir quelque chose. »
Et elle se donnait un air aussi fier que le cocher d’un carrosse d’apparat, et elle regardait de tous côtés.
« Oserai-je vous demander si vous êtes d’or ? dit l’épingle sa voisine. Vous avez un bel extérieur et une tête extraordinaire ! seulement, elle est un peu trop petite ; faites vos efforts pour qu’elle devienne plus grosse, afin de n’avoir pas plus besoin de cire que les autres. »
Et là-dessus notre orgueilleuse se roidit et redressa si fort la tête, qu’elle tomba du fichu dans l’évier que la cuisinière était en train de laver.
« Je vais donc voyager, dit l’aiguille ; pourvu que je ne me perde pas ! »
Elle se perdit en effet.
« Je suis trop fine pour ce monde-là ! dit-elle pendant qu’elle gisait sur l’évier. Mais je sais ce que je suis, et c’est toujours une petite satisfaction. »
Et elle conservait son maintien fier avec toute sa bonne humeur.
Et une foule de chose passèrent au-dessus d’elle en nageant, des brins de bois, des pailles et des morceaux de vieilles gazettes.
« Regardez un peu comme tout ça nage ! dit-elle. Ils ne savent pas seulement ce qui se trouve par hasard au-dessous d’eux : c’est moi pourtant ! Voilà un brin de bois qui passe ; il ne pense à rien au monde qu’à lui-même, à un brin de bois !... Tiens, voilà une paille qui voyage ! Comme elle tourne, comme elle s’agite ! Ne va donc pas ainsi sans faire attention ; tu pourrais te cogner contre une pierre. Et ce morceau de journal ! comme il se pavane ! Cependant il y a longtemps qu’on a oublié ce qu’il disait. Moi seule je reste patiente et tranquille ; je sais ma valeur et je la garderai toujours. »
Un jour, elle sentit quelque chose à côté d’elle, quelque chose qui avait un éclat magnifique, et que l’aiguille prit pour un diamant. C’était un tesson de bouteille. L’aiguille lui adressa la parole, parce qu’il luisait et se présentait comme une broche.
« Vous êtes sans doute un diamant ?
– Quelque chose d’approchant. »
Et alors chacun d’eux fut persuadé que l’autre était d’un grand prix. Et leur conversation roula principalement sur l’orgueil qui règne dans le monde.
« J’ai habité une boîte qui appartenait à une demoiselle, dit l’aiguille. Cette demoiselle était cuisinière. À chaque main elle avait cinq doigts. Je n’ai jamais rien connu d’aussi prétentieux et d’aussi fier que ces doigts ; et cependant ils n’étaient faits que pour me sortir de la boîte et pour m’y remettre.
– Ces doigts-là étaient-ils nobles de naissance ? demanda le tesson.
– Nobles ! reprit l’aiguille, non, mais vaniteux. Ils étaient cinq frères... et tous étaient nés...
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