Aussitôt la poupée se trouva reconstruite ; elle savait même remuer tous ses membres sans qu’on eût besoin de tirer la ficelle : il ne lui manquait que la parole. Son maître était enchanté de la voir danser toute seule ; nulle autre de ses poupées ne pouvait en faire autant.

Dans la nuit, quand les gens de l’auberge étaient déjà couchés, quelqu’un soupira si profondément et à tant de reprises, que tous se relevèrent pour voir ce que c’était. L’homme des marionnettes courut à son théâtre ; car c’était là qu’on avait soupiré. Toutes les poupées étaient couchées pêle-mêle, le roi au milieu de ses gardes du corps. C’étaient eux qui soupiraient si lamentablement, car ils mouraient d’envie d’être frottés comme la reine, afin de pouvoir se remuer tout seuls. La reine s’agenouilla et présenta sa petite couronne d’or en disant : « Prenez-la, mais frottez mon époux et les gens de ma cour. »

Alors le pauvre directeur ne put s’empêcher de pleurer, et il promit au compagnon de voyage tout l’argent qu’il avait gagné avec sa comédie, si celui-ci voulait seulement frotter quatre ou cinq de ses plus belles poupées. Mais le compagnon répondit qu’il ne voulait que le grand sabre que le directeur portait au côté. L’autre y consentit avec plaisir, et six marionnettes furent aussitôt frottées. Elles se mirent à danser, et si gentiment que toutes les filles, les filles vivantes qui les regardaient, se mirent à danser aussi. Le cocher dansait avec la cuisinière, le domestique avec la femme de chambre ; tout ce qui était là dansait, même la pelle et les pincettes, mais elles tombèrent à terre en essayant le premier saut. Quelle nuit joyeuse !

Le lendemain, Jean partit avec son compagnon de voyage, et ils arrivèrent aux hautes montagnes, aux grandes forêts de sapins. Ils montèrent si haut que les tours des églises paraissaient au-dessous d’eux comme de petits fruits rouges au milieu de la verdure, et ils avaient devant eux une immense perspective. Jean n’avait jamais vu une si grande partie du monde ; la lueur du soleil descendait d’un ciel frais et bleu ; les chasseurs donnaient du cor dans les montagnes ; tout était si beau et si béni qu’il lui vint des larmes de joie, et il ne put s’empêcher de dire : « Bon Dieu, je voudrais pouvoir t’embrasser, tu es si bon envers nous tous ! Et cette magnificence, c’est à toi que nous la devons. »

Le compagnon de voyage était debout et joignait aussi les mains à la lueur du soleil. Il promenait ses regards sur les forêts et sur les villes. Tout à coup un son bizarre se fit entendre au-dessus d’eux ; ils levèrent la tête : un grand cygne blanc fendait l’air ; il était merveilleux, et chantait comme jamais ils n’avaient entendu chanter d’oiseau. Mais sa voix s’affaiblissait de plus en plus, il inclina sa tête et tomba lentement à leurs pieds. Il était mort.

« Ces deux ailes si blanches, si grandes, valent de l’argent, dit le compagnon de voyage, je vais les emporter. Tu vois que j’ai bien fait de demander le sabre. »

D’un coup il coupa les ailes du cygne mort, et les emporta.

Les voyageurs firent bien des lieues au-dessus des nuages, jusqu’au moment où ils aperçurent une grande ville avec cent tours qui brillaient au soleil comme de l’argent. Au milieu de la ville s’élevait un château de marbre, couvert d’or rouge ; là demeurait le roi.

Jean et son compagnon de voyage ne voulurent pas entrer immédiatement dans la ville ; ils s’arrêtèrent dans une auberge pour faire leur toilette, car ils voulaient être beaux pour passer dans les rues. L’hôte leur raconta que le roi était un brave homme, n’ayant jamais fait à personne ni bien ni mal, mais sa fille... « Dieu nous en garde ! C’est une bien méchante princesse. Elle a de la beauté, on ne peut plus ; mais à quoi cela sert-il ? C’est une affreuse sorcière qui a causé la mort d’une foule de beaux princes. »

Cette princesse avait permis à tous de demander sa main, au prince comme au mendiant, n’importe ; mais il fallait deviner trois énigmes qu’elle proposait. Celui qui pourrait deviner, épousait la princesse et, après la mort de son père, montait sur le trône. Quant à ceux qui ne devinaient pas, elle les faisait pendre ou décapiter : tant la belle princesse était méchante ! Son père, le vieux roi, en était bien affligé ; mais il ne put le lui défendre, car il avait déclaré une fois pour toutes qu’il ne se mêlerait pas du choix d’un gendre : sa fille était tout à fait libre à cet égard. Chaque fois qu’un prince avait essayé de deviner les énigmes pour épouser la princesse, il n’avait pu en venir à bout, et il avait été pendu ou décapité. Du reste on l’avait prévenu, pourquoi s’était-il entêté ? Le vieux roi était tellement affecté de cette conduite, que lui et ses soldats passaient tous les ans une journée à genoux, faisant des prières pour que la princesse devînt bonne. Mais rien n’y faisait. Les vieilles femmes qui buvaient de l’eau-de-vie teignirent en noir leur breuvage pour manifester leur chagrin. Que pouvaient-elles faire de plus ?

« La vilaine princesse ! dit Jean, elle mériterait d’être fouettée, cela lui ferait du bien. Si j’étais le vieux roi, comme je lui en ferais voir ! »

Au même instant les deux compagnons entendirent le peuple crier hourra ! C’était la princesse qui passait ; elle était en effet si belle que tout le monde, en la voyant, oubliait sa méchanceté.