Les théâtres étaient fermés, les marchands de gâteaux avaient enveloppé de crêpes leurs porcs de sucre, le roi et les prêtres étaient à genoux dans l’église, et grande était la douleur : Jean réussirait-il mieux que les autres ?

Dans la soirée, le compagnon de voyage prépara un grand bol de punch, et dit à Jean qu’ils allaient s’amuser, qu’ils allaient boire à la santé de la princesse. Mais, lorsque Jean eut bu deux verres, sa tête s’alourdit malgré lui, ses yeux se fermèrent, il s’endormit. Le compagnon de voyage le souleva doucement de sa chaise et le porta dans son lit. Puis, quand la nuit se fut épaissie, il prit les grandes ailes du cygne et se les attacha aux épaules. Il mit dans sa poche la plus grande des verges que la vieille femme lui avait données, ouvrit la fenêtre, et s’envola, par-dessus la ville, jusqu’au château de marbre. Là, il s’assit dans un coin, sous la fenêtre de la chambre à coucher de la princesse.

Un profond silence régnait sur la ville. À minuit moins un quart, la fenêtre s’ouvrit, et la princesse, avec de longues ailes noires, enveloppée d’un large manteau blanc, s’envola par-dessus la ville jusqu’à une grande montagne. Le compagnon de voyage se rendit invisible, et suivit la princesse en la frappant de sa verge jusqu’au sang. Ouf ! quel voyage à travers les airs ! Le vent saisit son manteau et le déploya comme une voile de navire : la lune brillait au travers.

« Comme il grêle, comme il grêle ! » disait la princesse à chaque coup de verge.

Ces coups de verge, elle les avait bien gagnés. Enfin, elle arriva à la montagne et frappa. Un bruit semblable à un tonnerre se fit entendre ; la montagne s’ouvrit, et la princesse entra suivie du compagnon de voyage qui toujours restait invisible.

Ils traversèrent une longue allée dont les murs étincelaient d’une façon bizarre : c’étaient mille araignées enflammées qui montaient et descendaient rapidement. Ils arrivèrent ensuite dans une grande salle construite d’or et d’argent ; des fleurs larges comme des soleils, rouges et bleues, luisaient sur les murs ; mais personne ne pouvait les cueillir, car leurs tiges n’étaient que de vilains serpents venimeux, et les fleurs elles-mêmes n’étaient que le feu exhalé de leurs gueules. Tout le plafond était parsemé de vers luisants, et des chauves-souris couleur bleu de ciel y battaient des ailes. Que tout cela était étrange ! Au milieu du plancher s’élevait un trône porté par quatre squelettes de chevaux dont les harnais se composaient de ces araignées étincelantes. Le trône lui-même était de verre blanc comme du lait, et les coussins n’étaient que de petites souris noires qui se mordaient la queue. Au-dessus était un toit formé d’une toile d’araignée rouge, garnie de charmantes petites mouches vertes qui brillaient comme des diamants. Au milieu du trône était assis un vieux sorcier avec une couronne sur sa vilaine tête et un sceptre à la main. Il baisa la princesse au front, l’invita à s’asseoir à côté de lui sur le précieux trône, et la musique commença. De grandes sauterelles noires jouaient... et le hibou, faute de tambour, se battait le ventre. En vérité, c’était un bizarre concert. De petits fantômes noirs, avec un feu follet sur leur bonnet, dansaient en rond dans la salle. Personne ne put voir le compagnon de voyage ; il s’était placé derrière le trône, d’où il écoutait et voyait tout ce qui se passait. Bientôt entrèrent les courtisans ; ils étaient richement vêtus et prenaient de grands airs ; mais qui aurait vu tant soit peu clair les eût vite appréciés à leur juste valeur. Ce n’étaient que des manches à balais, avec des têtes de choux au bout, auxquels le sorcier avait insufflé la vie et donné des habits brodés. Il n’en fallait pas plus pour parader comme ils faisaient.

Les danses terminées, la princesse raconta au sorcier qu’il s’était présenté un nouveau prétendant, et elle lui demanda conseil sur la première énigme à proposer.

« Si tu veux suivre mon avis, dit le sorcier, pense à quelque chose de si simple qu’il ne puisse même s’en douter. Pense à un de tes souliers : certes, il ne devinera pas. Fais alors couper sa tête ; mais surtout n’oublie pas en revenant demain dans la nuit de m’apporter ses yeux, que je croquerai avec plaisir. »

La princesse fit une inclination profonde et promit d’apporter les yeux. Puis le sorcier ouvrit la montagne, et elle s’envola, toujours suivie du compagnon de voyage qui la frappait toujours, et si fort, si fort, qu’elle se plaignait amèrement de la grêle. Lorsqu’elle fut entrée par la fenêtre dans sa chambre à coucher, le compagnon de voyage s’envola vers l’auberge où Jean dormait encore, détacha ses ailes, et se mit lui-même au lit : il avait assurément de quoi être fatigué.

Jean se réveilla de bonne heure le lendemain matin ; le compagnon aussi se leva et raconta qu’il avait fait la nuit un rêve très bizarre d’une princesse et de son soulier.