Il est vrai que je ne les traversai pas ; mais, de l’antichambre, je vis tout.

– Mais enfin, les dieux de l’antiquité passaient-ils par ces grandes salles ? Les anciens héros y combattaient-ils ? Est-ce que des enfants charmants y jouaient et racontaient leurs rêves ?

– Je vous répète encore une fois que j’ai tout vu. En y entrant, vous ne seriez pas devenu un homme ; mais moi j’en devins un. J’y appris à connaître ma véritable nature, mes talents et ma parenté avec la Poésie. Lorsque j’étais encore avec vous, je n’y réfléchissais jamais ; mais vous devez vous rappeler comme je grandissais toujours au lever et au coucher du soleil. Au clair de la lune, je paraissais presque plus distinct que vous-même, seulement, je ne comprenais pas alors ma véritable nature ; c’est dans l’antichambre que j’ai appris à la connaître. J’étais mûr au moment où vous m’avez lancé dans le monde, mais vous partiez tout à coup en me laissant presque nu. J’eus bientôt honte de me trouver dans un pareil état ; j’avais besoin de vêtements, de bottes, de tout ce vernis qui fait l’homme. Je me cachai, je vous le dis sans crainte, persuadé que vous ne l’imprimerez pas, je me cachai sous les jupons d’une marchande de gâteaux qui ignorait ma valeur. Le soir seulement, je sortais pour courir les rues au clair de la lune. Je montais et je descendais le long des murs, regardant par les grandes fenêtres dans les salons et par les lucarnes dans les mansardes. Je vis par où personne ne pouvait voir, et ce que personne ne pouvait voir ni ne devait voir. Pour vous dire la vérité, ce monde est bien vil ; et, sans ce préjugé qu’un homme signifie quelque chose, je ne me soucierais pas de l’être. J’ai vu des choses inimaginables chez les femmes, chez les hommes, chez les parents et les enfants charmants. J’ai vu ce que personne ne devait savoir, mais ce que tous brûlaient de savoir, le mal du prochain. Si j’avais écrit un journal, on l’aurait dévoré ; mais je préférais écrire aux personnes elles-mêmes, et dans toutes les villes où je passais, c’était une frayeur inouïe. On me craignait et on me chérissait. Les professeurs me firent professeur, les tailleurs me donnèrent des habits ; j’en ai en quantité ; le directeur de la monnaie me frappait de belles pièces ; les femmes me trouvaient gentil garçon. C’est ainsi que je suis devenu ce que je suis. Là-dessus, je vous présente mes respects. Voici ma carte ; je demeure du côté du soleil, et, en temps de pluie, vous me trouverez toujours chez moi. »

À ces mots, l’Ombre partit.

« C’est cependant bien remarquable », dit le savant.

Juste une année après, l’Ombre revint.

« Comment allez-vous ? demanda-t-elle.

– Hélas ! j’écris sur le vrai, sur le beau et sur le bon, mais personne n’y fait attention. J’en suis au désespoir.

– Vous avez tort ; regardez-moi ; j’engraisse, et c’est ce qu’il faut. Vous ne connaissez pas le monde. Je vous conseille de faire un voyage ; encore mieux, comme j’ai l’intention d’en faire un cet été, si vous voulez m’accompagner en qualité d’ombre, vous me ferez grand plaisir. Je paye le voyage.

– Vous allez trop loin.

– C’est selon. Je vous assure que le voyage vous fera du bien. Soyez mon ombre, vous n’aurez rien à dépenser.

– C’en est trop ! dit le savant.

– Il en est ainsi du monde, et il en sera toujours ainsi », repartit l’Ombre en s’en allant.

Le savant se trouva de plus en plus mal, à force d’ennuis et de chagrins. Ce qu’il disait du vrai, du beau et du bon, produisait sur la plupart des hommes le même effet que les roses sur une vache.

« Vous avez l’air d’une ombre », lui dit-on, et cela le fit frémir.

« Il faut que vous alliez prendre les bains, lui dit l’Ombre, qui était revenue le voir ; c’est le seul remède. Je m’y rendrai avec vous, car ma barbe ne pousse pas bien, et c’est une maladie. Il faut toujours avoir de la barbe. Je paye le voyage : vous en ferez la description, et cela m’amusera chemin faisant.