Soyez raisonnable et acceptez mon offre ; nous voyagerons comme d’anciens camarades. »

Ils se mirent en route. L’Ombre était devenue le maître, et le maître était devenu l’ombre. Partout ils se suivaient à se toucher, par devant ou par derrière, suivant la position du soleil. L’Ombre savait toujours bien occuper la place du maître et le savant ne s’en formalisait pas. Il avait bon cœur, et un jour il dit à l’Ombre :

« Puisque nous sommes des compagnons de voyage et que nous avons grandi ensemble, tutoyons-nous, c’est plus intime.

– Vous parlez franchement, repartit l’Ombre, ou plutôt le véritable maître : moi aussi je parlerai franchement. En qualité de savant, vous devez savoir combien la nature est étrange. Il y a des personnes qui ne peuvent toucher un morceau de papier gris sans se trouver mal ; d’autres frémissent en entendant frotter un clou sur un carreau de vitre ; quant à moi, j’éprouve la même sensation à m’entendre tutoyer, il me semble que cela me couche par terre comme au temps où j’étais votre ombre. Vous voyez que chez moi ce n’est pas fierté, mais sentiment. Je ne peux pas me laisser tutoyer par vous, mais je vous tutoierai ; ce sera la moitié de ce que vous désirez. »

Dès ce moment, l’Ombre tutoya son ancien maître.

« C’est trop fort ! pensa celui-ci ; je lui dis vous, et il me tutoie. » Néanmoins il prit son parti.

Arrivés aux bains, ils rencontrèrent une grande quantité d’étrangers ; entre autres, une belle princesse affectée d’un mal inquiétant : elle voyait trop clair.

Elle remarqua bientôt l’Ombre parmi tous les autres : « Il est venu ici pour faire pousser sa barbe, à ce qu’on dit ; mais la véritable cause de son voyage, c’est qu’il n’a point d’ombre. »

Prise de curiosité, elle entama conversation dans une promenade avec cet étranger. Comme princesse, elle n’avait pas besoin de faire beaucoup de façons, et elle lui dit : « Votre maladie est de ne pas produire d’ombre.

– Votre Altesse Royale se trouve heureusement bien mieux, répondit l’ombre ; elle souffrait de voir trop clair, mais maintenant elle est guérie, car elle ne voit pas que j’ai une ombre, et même une ombre extraordinaire. Voyez-vous la personne qui me suit continuellement ? Ce n’est pas une ombre commune. De même qu’on donne souvent pour livrée à ses domestiques du drap plus fin que celui que l’on porte soi-même, ainsi j’ai paré mon ombre comme un homme. Je lui ai même donné une ombre. Quoi qu’il m’en coûte, j’aime à avoir des choses que les autres n’ont pas.

– Quoi ! pensa la princesse, est-ce que vraiment je serais guérie ? Il est vrai que l’eau, dans le temps où nous vivons, possède une vertu singulière, et ces bains ont une grande réputation. Cependant je ne les quitterai pas encore ; on s’y amuse parfaitement, et ce jeune homme-là me plaît. Pourvu que sa barbe ne pousse pas ! car il s’en irait. »

Le soir, la princesse dansa avec l’Ombre dans la grande salle de danse. Elle était bien légère, mais son cavalier l’était encore davantage ; jamais elle n’en avait rencontré un pareil. Elle lui dit le nom de son pays, et lui le connaissait bien, car il y avait regardé par les fenêtres. Il raconta même à la princesse des choses qui l’étonnèrent on ne peut plus. Certes, c’était l’homme le plus instruit du monde ! Elle lui témoigna peu à peu toute son estime, et en dansant encore une fois ensemble, elle trahit son amour par des regards qui semblaient le pénétrer. Néanmoins, comme c’était une fille réfléchie, elle se dit : « Il est instruit, c’est bon ; il danse parfaitement, c’est encore bon ; mais possède-t-il des connaissances profondes ? C’est ce qu’il y a de plus important ; je vais l’examiner un peu à ce sujet. »

Et elle commença à l’interroger sur des choses tellement difficiles, qu’elle n’aurait pu y répondre elle-même. L’Ombre fit une grimace.

« Vous ne savez donc pas répondre ? dit la princesse.

– Je savais tout cela dans mon enfance, répondit l’Ombre, et je suis sûr que mon ombre, que vous voyez là-bas devant la porte, y répondra facilement.

– Votre ombre ! ce serait bien étonnant.

– Je n’en suis pas tout à fait certain, mais je le crois, puisqu’elle m’a suivi et écouté pendant tant d’années. Seulement, Votre Altesse Royale me permettra d’appeler son attention sur un point tout particulier ; cette ombre est tellement fière d’appartenir à un homme, que, pour la trouver de bonne humeur, ce qui est nécessaire pour qu’elle réponde bien, il faut la traiter absolument comme un homme.

– Je l’approuve », dit la princesse.

Puis elle s’approcha du savant pour lui parler du soleil, de la lune, de l’homme sous tous les rapports ; il répondait convenablement et avec beaucoup d’esprit.

« Quel homme distingué, pensa-t-elle, pour avoir une ombre aussi sage ! Ce serait une bénédiction pour mon peuple, si je le choisissais pour époux. »

Bientôt la princesse et l’Ombre arrêtèrent leur mariage ; mais personne ne devait le savoir avant que la princesse fût de retour dans son royaume.

« Personne ! pas même mon ombre », dit l’Ombre, qui avait ses raisons pour cela.

Lorsqu’ils furent arrivés dans le pays de la princesse, l’Ombre dit au savant : « Écoute, mon ami, je suis devenu heureux et puissant au dernier point, et je vais maintenant te donner une marque particulière de ma bienveillance. Tu demeureras dans mon palais, tu prendras place à côté de moi dans ma voiture royale, et tu recevras cent mille écus par an. Cependant j’y mets une condition ; c’est que tu te laisses qualifier d’ombre par tout le monde. Jamais tu ne diras que tu as été un homme, et une fois par an, lorsque je me montrerai au peuple sur le balcon éclairé par le soleil, tu te coucheras à mes pieds comme une ombre. Il est convenu que j’épouse la princesse, et la noce se fait ce soir.

– Non, c’en est trop ! s’écria le savant ; jamais je ne consentirai à cela ; je détromperai la princesse et tout le pays. Je veux dire toute la vérité : je suis un homme, et toi, tu n’es qu’une ombre habillée.

– Personne ne te croira : sois raisonnable, ou j’appelle la garde.

– Je vais de ce pas trouver la princesse.

– Mais moi j’arriverai le premier, et je te ferai jeter en prison. »

Puis l’Ombre appela la garde, qui obéissait déjà au fiancé de la princesse, et le savant fut emmené.

« Tu trembles ! dit la princesse en revoyant l’Ombre ; qu’y a-t-il donc ? Prends garde de tomber malade le jour de ta noce.

– Je viens d’essuyer une scène cruelle ; mon ombre est devenue folle. Figure-toi qu’elle s’est mis en tête qu’elle est l’homme, et que moi, je suis l’ombre.

– C’est terrible ! j’espère qu’on l’a enfermée ?

– Sans doute ; je crains qu’elle ne se remette jamais.

– Pauvre ombre ! dit la princesse ; elle est bien malheureuse. Ce serait peut-être un bienfait que de lui ôter le peu de vie qui lui reste.