Corps et biens
ROBERT DESNOS
Corps
Et biens
PRÉFACE
DE RENÉ BERTELÉ

GALLIMARD
PRÉFACE
Quand paraît, en 1930, Corps et biens, la période héroïque, on dirait presque « innocente », du surréalisme – celle de toutes les aventures et de toutes les audaces, de toutes les provocations, celle de tant d’entreprises menées sous le signe du hasard et de la rencontre, de « l’automatisme », à travers « la Ville aux rues sans nom du cirque cérébral » – est passée ou est en train de passer. André Breton a publié Les Champs magnétiques, avec Philippe Soupault, le Manifeste et Nadja ; Paul Eluard : Capitale de la douleur et L’amour la poésie ; Aragon : Une vague de rêves, Le Paysan de Paris et Traité du style ; Péret : Le Grand Jeu ; Artaud : Le Pèse-nerfs ; Desnos lui-même : Deuil pour deuil et La Liberté ou l’amour ! Ces livres, avec quelques autres, disent en sa plus haute flamme la jeunesse ardente, la jeunesse folle du surréalisme qui, après 1930, à partir du Second manifeste, va entrer dans son âge de raison raisonnante. « Corps et biens » dont les textes sont datés de 1919 à 1929, est un des livres essentiels de cette première période du surréalisme. C’est aussi et d’abord le livre de la jeunesse ardente, de la jeunesse folle de Robert Desnos, parce qu’il faut le dire tout de suite, on y entend avant tout une voix : « La voix de Robert Desnos », comme s’intitule un des plus beaux poèmes de Corps et biens :
Si semblable à la fleur et au courant d’air
Au cours d’eau aux ombres passagères
Au sourire entrevu ce fameux soir à minuit…
Il est vrai, ce qu’il y a de présence physique dans une voix – une parmi tant d’autres et chacune, pourtant, différente des autres ; de mouvement et de chaleur, d’infinie variété dans le timbre, le rythme, les inflexions quelle peut prendre, du murmure de la confidence et de la plainte à l’appel, au cri, ou à la frénésie verbale qui est celle du sang en amour avec les mots ; ce qu’il y a de pouvoirs expressifs et libérateurs dans une voix humaine ; ce qu’il y a particulièrement dans celle-ci, celle de Desnos, de nombreux, de pressant, de persuasif, parfois de caressant, d’un peu « canaille », parfois de rauque et d’impérieux, souvent de bouleversant : c’est d’abord cela que nous apporte sa poésie. De cette voix, Corps et biens nous offre le registre étendu, abondant et divers, et déjà les intonations essentielles.
Ne mésestimons pas les jeux de « Rrose Sélavy » et de « Langage cuit », qui vont de l’aphorisme insolite (« Un prêtre de Savoie déclare que le déchet des calices est marqué du cachet des délices…) à la contrepèterie (« Martyre de saint Sébastien : mieux que ses seins ses bas se tiennent… »), en passant par les trouvailles de l’homonymie (« Notre paire quiète, ô yeux !… ») et des interversions syntaxiques (« Les belles mourus-je d’amour… »). Ils témoignent à leur façon de cette obsession du langage qui fut le fait du surréalisme et, spécifiquement, le fait de Desnos. Jeu des mots, « jeux de mots », qui ne visaient à rien moins qu’à les provoquer, à les laisser aller à leur vie propre, pour voir « jusqu’où ils iraient » dans leurs réactions inattendues des uns sur les autres. Par ces jeux (comme par ceux du « collage », pratiqués au même moment, avec les images, par les dadaïstes, puis les surréalistes), était mis en action un mécanisme perturbateur de la pensée logique, libérateur et donc poétique ; un certain ordre conventionnel était troublé au profit d’un autre singulier, gratuit, burlesque, à base de dérision et d’absurde. Ainsi, non seulement était imposée au langage une cure de désintoxication intellectuelle, mais en même temps étaient mises à nu certaines couches profondes du subconscient, à travers lesquelles, on peut le remarquer, apparaissent souvent celles de l’érotisme et de la profanation, que le surréalisme a plus particulièrement dégagées. Desnos, en tout cas, s’est livré avec passion à ce traitement expérimental du langage. Il a fait mener aux mots un train d’enfer. Devant ces gammes verbales, systématiques et répétées, d’où jaillit d’ailleurs parfois une poésie cocasse et grinçante, mais une poésie tout de même :
Moi j’aime l’épaule de la femme
Les pôles de l’affame
Et ses reins froids comme les cailloux du Rhin…
on pense aux gammes d’un très jeune et très brillant musicien qui cherche encore son style.
Ce style, son vrai style, Robert Desnos va le trouver avec les grands poèmes d’« A la Mystérieuse » et avec la suite qui s’intitule « Les Ténèbres ». Ces longs monologues exaltés, au ton à la fois oratoire et familier, parlés plutôt qu’écrits, qui brassent dans leur grand mouvement verbal, rêves, sensations, images, sentiments, sont d’abord des poèmes d’amour – d’amour imaginaire, on peut le remarquer, du moins où l’être aimé apparaît tomme une création de l’imagination poursuivie à travers « les espaces du sommeil », présence et absence à la fois sur laquelle les bras du poète se referment, à la fois ravis et déçus :
J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité…
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme, qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie…
Après tant d’intelligence critique, tant d’attention extrême et même de défiance portée aux mots, aux images, au vocabulaire et à la syntaxe poétiques par la poésie française depuis un siècle – « alchimie » à laquelle elle doit son admirable destin, et qu’un Breton ou un Eluard n’oublieront pas, malgré certaine volonté d’« automatisme » – Desnos nous rend ici le lyrisme à l’état pur, le lyrisme au sens d’effusion sentimentale et verbale qu’il a pris plus particulièrement avec et depuis le Romantisme. Et c’est ainsi d’abord, peut-être, qu’il se distingue des autres poètes surréalistes. Là un homme ne joue plus seulement avec les mots, mais les étreint en même temps qu’il s’y abandonne, « corps et biens » il est vrai, étreinte et abandon qui sont justement le propre de l’acte d’amour (l’association n’est pas gratuite : il y a dans chacun de ces poèmes, comme un emportement, un frémissement, un halètement spasmodiques), pour dire ses hantises, ses obsessions, à travers lesquelles nous retrouvons les thèmes qui sont ceux du lyrisme de tous les temps : l’amour, nous l’avons dit, la solitude, la mort – la mort, sous la forme d’allusions répétées (prémonition ou fascination ?) à un destin fatal, qui ne laissent pas de frapper chez un jeune homme alors si plein de vie.
On ne saurait pourtant réduire la poésie de Robert Desnos à une effusion lyrique, même s’il y a là une de ses tendances assez constantes et si une grande partie de son œuvre s’inscrit sous le signe du lyrisme. Dès Corps et biens, c’est avec la suite des « Ténèbres » (datée de 1927) que la voix de Desnos, devenue comme plus insistante, trouve son registre le plus ample et le plus singulier, peut-être le plus personnel. Ici particulièrement un homme inspiré parle plutôt qu’il n’écrit, ou plutôt rêve et raconte ses rêves. Poèmes du délire et de la voyance, poèmes de la « vaticination », à travers lesquels une imagination ardente, nourrie sans doute de toutes les poésies, de toutes les histoires, des vieux contes et des vieilles chansons, de leurs symboles et de leurs secrets, aussi bien que de leurs rythmes et de leurs cadences, mais nourrie avant tout de ses propres rêves, se libère et s’épanche, et sait nous communiquer, naturellement, le merveilleux le plus troublant. Ce sens du merveilleux, c’est-à-dire du prodige rendu familier par son intrusion dans le quotidien, Desnos sut l’avoir comme peu de poètes. Tantôt ce merveilleux prend les couleurs de la féerie pure, comme dans « Avec le cœur du chêne » :
Avec le bois tendre et dur de ces arbres, avec le cœur du chêne et l’écorce du bouleau, combien ferait-on de ciels, combien d’océans, combien de pantoufles pour les jolis pieds d’Isabelle la vague ?…
tantôt celles de l’incantation amoureuse, comme dans « L’idée fixe » :
Une étoile qui meurt est pareille à tes lèvres
Elles bleuissent comme le vin répandu sur la nappe…
tantôt celles – et c’est le plus souvent – d’un fantastique somptueux et baroque, qui naît de visions très précises, comme dans l’étonnant poème qui s’appelle « De la rose de marbre à la rose de fer » :
La rose de marbre immense et blanche était seule sur la place déserte où les ombres se prolongeaient à l’infini…
La rose de fer avait été battue durant des siècles par des forgerons d’éclairs. Chacune de ses feuilles était grande comme un ciel inconnu…
Ces couleurs sont toujours les plus changeantes : elles sont celles de gemmes jamais vues, aux scintillements étranges et inattendus, extraites à vif, il est vrai, du noir charbon des ténèbres du rêve. Comme le disent « Paroles des rochers » :
L’infini profond, douleur désir poésie amour révélation miracle révolution amour, l’infini profond m’enveloppe de ténèbres bavardes…
Un vrai lyrique, mais avant tout un visionnaire, Desnos le fut plus que tout autre poète de sa génération. On ne saurait trop insister sur le caractère onirique, pour ne pas dire hallucinatoire, de sa poésie. De même que si nous écrivons le mot « voix » à propos de Desnos, si nous écrivons le mot « rêve », ce ne sont pas là seulement expressions littéraires. Robert Desnos se souviendra toujours de cette « époque des sommeils » qu’a connue le surréalisme vers 1922, au moment où Breton et Soupault venaient de découvrir l’écriture automatique et où ils se livraient, avec leurs amis, aux expériences du sommeil hypnotique. Toujours sa poésie reviendra plus ou moins à sa patrie originaire : le sommeil et le rêve, et leurs manifestations diverses ; leur réalité spécifique, substance même de « ce grand poème qui, de la naissance à la mort, s’élabore dans le subconscient du poète qui ne peut en révéler que des fragments arbitraires », comme il l’a écrit lui-même. Mais là encore il nous faut préciser : Desnos a-t-il subi seulement, à ce moment, l’influence du surréalisme ? Il serait plus juste de dire que, par ses prédispositions exceptionnelles à la voyance, il l’a fortement inspiré. Ses amis l’ont reconnu maintes fois, en particulier André Breton dans ses Entretiens où, retraçant l’histoire de ces années, il déclare : « Au reste, celui qui, dans cette atmosphère du sommeil hypnotique et des singuliers moyens d’expression qu’il octroie, se trouvera véritablement dans son élément… ce sera Robert Desnos, et c’est lui qui imprimera durablement sa marque à cette forme d’activité. Il s’y donnera en effet éperdument, y apportant un goût romantique du naufrage que traduit le titre d’un de ses premiers recueils, Corps et biens. Nul comme lui n’aura foncé tête baissée dans toutes les voies du merveilleux… Tous ceux qui ont assisté aux plongées journalières de Desnos dans ce qui était vraiment l’inconnu ont été emportés eux aussi dans une sorte de vertige ; tous ont été suspendus à ce qu’il pouvait dire, à ce qu’il pouvait tracer fébrilement sur le papier… » Il faut nous rappeler que, tout enfant, Robert Desnos notait ses rêves – ce sont là ses premières tentatives littéraires ; que, vers 1926, il tenait un étrange « Journal d’une apparition », qui était celle d’une femme qui venait le visiter chaque nuit (« Journal d’une apparition », ce pourrait être le sous-titre de toute son œuvre) ; que plus tard, et même lorsque son écriture deviendra plus exigeante, il reconnaîtra souvent que le matériau initial de toutes ses expériences poétiques, ce sont ces états subconscients qu’on appelle rêve, rêverie ou hypnose.
Ce matériau, pourtant, Desnos ne s’est pas contenté de le livrer à l’état brut, comme l’ont fait plus ou moins d’autres poètes de sa génération.
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