S’agit-il de la suite de son roman (Jean Santeuil) ou d’un nouveau papier mondain, après l’article sur le salon de la princesse Mathilde paru dans Le Figaro le 25 février 1903 ?

4- Robert Proust, frère de Marcel, épousa Marthe Dubois-Amiot le 31 janvier 1903. Mme Proust, souffrante, n’avait pu se rendre à la mairie pour assister à la cérémonie.

5- Un premier extrait de La Bible d’Amiens traduite par Proust avait paru dans La Renaissance latine du 15 février 1903.

6- La Renaissance latine devait donner un second extrait de la traduction de La Bible d’Amiens le 15 mars 1903.

à madame Adrien Proust

[Mi-juillet 1903]1

Ma chère petite Maman

 

Merci infiniment de ton petit mot. Il m’a été bien agréable, car j’étais sorti et je rentrais avec le regret de n’avoir pu te remercier de ce charmant dîner2 et en lisant avec reconnaissance ton papier, c’est comme si j’avais un peu causé avec toi. « Cette fête a été charmante » en effet comme tu dis, grâce à ta gentille prévoyance et à tes talents d’organisation. Mais j’ai bien pleuré après le dîner, moins peut-être des désagréments que me cause l’absurde sortie de Bibesco – et de la répartie si injuste de Papa – que de voir qu’on ne peut se fier à personne et que les amis les meilleurs en apparence ont des trous si fantastiques que tout compensé ils valent peut-être encore moins que les autres. J’ai dit cent mille fois à Bibesco combien la fausse interprétation que vous avez adoptée de ma manière de prendre l’existence empoisonne ma vie, et combien, dans la résignation où je suis de ne pouvoir vous prouver qu’elle est erronée vous êtes en ceci pour moi plus un sujet de préoccupation légitime que je ne suis pour vous un sujet de préoccupations gratuites. Par surcroît de précaution, avant le dîner je lui ai rappelé : « pas de plaisanteries sur les pourboires d’une part – de l’autre pas de questions saugrenues à Papa : “Monsieur, croyez-vous que si Marcel se couvrait moins” » etc. – Comme il a un reste de nature sauvage, fâché de ce que j’avais raconté qu’il avait joué en revenant de la Revue dans l’église il a cru exercer une vengeance, dont il a protesté depuis qu’il n’avait pas compris la portée, en disant exactement les choses que je lui avais défendu de dire (je veux dire le genre de choses, car bien entendu je ne lui avais pas défendu de dire que j’avais donné soixante francs, puisque j’avais donné cinquante centimes). Je crois que la vue de mon chagrin, lui a donné des remords. Mais cela m’est égal et j’ai refusé de lui pardonner. Ce n’est pas un enfant, ni un imbécile, et s’il est capable, une fois averti, de grossir démesurément entre Papa et moi des malentendus qu’il n’est plus ensuite en mon pouvoir de dissiper, s’il m’atteint par conséquent dans des affections de famille qui me sont plus chères que mon affection pour mes amis, il est quelqu’un dont il faut autant se méfier que d’un être plein de cœur et de merveilleuses qualités mais qui par moments, par effet alcoolique, ou autre, vous donnerait des coups de couteau. Je sais que je lui fait beaucoup de peine en n’oubliant pas comme il le voudrait – et peut-être comme la sincérité de son repentir le mérite peut-être – sa vilaine action. Mais je ne le puis. Et quelque plaisir que cela puisse être pour moi d’avoir à la maison des amis, et de les sentir si gentiment et si brillamment reçus, je préfère n’en avoir jamais, si les réunions les plus intimes et qui devraient être les plus cordiales dégénèrent ainsi en luttes qui laissent ensuite des traces profondes dans l’esprit de Papa et fortifient des préjugés contre lesquels toute l’évidence du monde ne pourrait lutter.

Bonsoir ma chère petite Maman, je te remercie encore du charmant et gentil dîner, et étant très refroidi je te quitte. Je traiterai une autre fois la question budget, ayant écrit pour ce soir, plus longuement déjà que je ne voulais. Je ne dînerai pas en même temps que vous demain. Car si refroidi je me lèverai un peu plus tard qu’aujourd’hui et vous dînez plus tôt. Et d’un autre côté je ne crois pas que je dînerai sans m’habiller pour ne pas être bloqué toute la soirée. Car je n’aurai pas encore mes épreuves du Mercure3, d’après le mot que Vallette m’a écrit ce soir.

Mille tendres baisers

Marcel.

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1- Lettre publiée dans Mère (214-216) ; Kolb (III, 373-375).

2- Cette lettre fait vraisemblablement suite au dîner que Proust donna chez ses parents et sous leur présidence le 16 juillet 1903. Y avaient été invités Gaston Calmette, Antoine Bibesco, Léon Yeatman, Bertrand de Fénelon, Georges de Lauris, Francis de Croisset, René Blum.

3- Il s’agit des épreuves de la traduction de La Bible d’Amiens de Ruskin, que Proust attend depuis le début du mois de juin précédent.

à Georges de Lauris

[Fin juillet 1903]1

Cher ami

 

Après le départ d’Albu2, je me remets à penser à vos sacrées lois3, et dans un état de dépression et de stupidité inouï, peut-être inséparable du parti dont je me fais l’avocat, je note les humbles petites réflexions, à peine réflexions de simple sens commun, très au-dessous d’Yves Guyot et j’ose le dire du degré d’altitude où s’étaient jusqu’ici situées nos discussions sur ce sujet. Aussi déchirez vite cette lettre, je rougirais trop que quelqu’un puisse la lire ! Je n’ai jamais pensé jusqu’ici qu’aux vertus et aux dangers du christianisme et à son droit à l’existence et à la liberté, mais j’essaye maintenant de descendre à l’organisme même de vos lois et à ce qu’elles peuvent représenter pour vous. Je ne me rends pas compte du tout de ce que vous voulez. Est-ce faire une France (comme vos idées subsidiaires sur Saint-Cyr et celles-là trop spéciales pour que je puisse les discuter, semblent le faire supposer) je ne pense pas que vous souhaitiez tous les Français pareils, rêve heureusement irréalisable puisqu’il est stupide, mais sans doute vous désirez que tous les Français soient amis ou du moins puissent l’être en dehors des causes particulières et individuelles qu’ils pourront avoir de se haïr et ainsi qu’aucune inimitié a priori ne puisse, le cas échéant, fausser l’œuvre de la justice comme il y a quelques années4. Et vous pensez que les écoles libres apprennent à leurs élèves à détester les francs-maçons et les Juifs (ce soir c’est en effet plus particulièrement l’enseignement qui a paru, joint à la présence d’Albu, éveiller votre colère jusqu’à vous faire mettre ma bonne foi en doute touchant Cochin, etc.) et il est vrai que depuis quelques années dans un monde sorti de ces écoles on ne reçoit plus de Juifs ce qui nous est égal en soi mais ce qui est le signe de cet état d’esprit dangereux où a grandi l’Affaire. Mais je vous dirai qu’à Illiers, petite commune où mon père présidait avant-hier la distribution des prix, depuis les lois de Ferry on n’invite plus le curé à la distribution des prix. On habitue les élèves à considérer ceux qui le fréquentent comme des gens à ne pas voir et de ce côté-là tout autant que de l’autre on travaille à faire deux France, et moi qui me rappelle ce petit village tout penché vers la terre avare, et mère d’avarice, où le seul élan vers le ciel souvent pommelé de nuages mais souvent aussi d’un bleu divin et chaque soir transfiguré au couchant de la Beauce, où le seul élan vers le ciel est encore celui du joli clocher de l’église, moi qui me rappelle le curé5 qui m’a appris le latin et le nom des fleurs de son jardin, moi surtout qui connais la mentalité du beau-frère6 de mon père adjoint anticlérical de là-bas qui ne salue plus le curé depuis les décrets7 et lit L’Intransigeant mais qui depuis l’Affaire y a ajouté La Libre Parole, il me semble que ce n’est pas bien que le vieux curé ne soit plus invité à la distribution des prix comme représentant dans le village quelque chose de plus difficile à définir que l’Office social symbolisé par le pharmacien, l’ingénieur des tabacs retiré et l’opticien mais qui est tout de même assez respectable, ne fût-ce que pour l’intelligence du joli clocher spiritualisé qui pointe vers le couchant et se fond dans ses nuées roses avec tant d’amour et qui tout de même à la première vue d’un étranger débarquant dans le village a meilleur air, plus de noblesse, plus de désintéressement, plus d’intelligence et, ce que nous voulons, plus d’amour que les autres constructions si votées soient-elles par les lois les plus récentes. En tous cas le fossé entre vos deux France s’accentue à chaque nouvelle étape de la politique anticléricale et c’est bien naturel. Seulement ici vous pouvez répondre ceci : si vous avez une tumeur et vivez avec, pour vous l’enlever je suis obligé de vous rendre très malade, je vous donnerai la fièvre, vous ferez une convalescence mais au moins après vous serez bien portant. C’était d’ailleurs mon raisonnement pendant l’Affaire8. Si donc je pensais que les congrégations enseignantes détruites le ferment de haine entre les Français le serait aussi, je trouverais très bien de le faire, mais je pense exactement le contraire.