Je te disais vers le 1er décembre quand tu te plaignais de mon inactivité intellectuelle que tu étais vraiment bien impossible, que devant ma vraie résurrection, au lieu de l’admirer et d’aimer ce qui l’avait rendue possible, il te fallait aussitôt que je me remette au travail. Je l’ai fait cependant et au travail que tu désirais3. Si j’avais pu le faire dans un endroit plus sain, et chauffable sans bouches, cela m’aurait-il moins épuisé, je ne sais, et à vrai dire je ne le crois pas. Néanmoins je vis encore à peu près et malgré la dose énorme de travail que j’ai fournie tu me rapportes quotidiennement des témoignages de gens étonnés et heureux de me voir si bien, et j’ai trouvé le moyen quelque écrasant que cela ait été pour moi de participer au mariage de Robert4. Tout cela ne te suffit pas ou plutôt ne te compte pour rien et jusqu’au jour où je serai repris comme il y a deux ans, tu trouveras tout mal. Il n’y a pas jusqu’à cette malheureuse Renaissance latine ! Tu t’arranges à m’empoisonner les jours où elle paraît5. Et tu comprends que dans les dispositions d’esprit où je vais la recevoir je n’aurai pas beaucoup plus de plaisir du deuxième numéro6, que à cause de toi je n’ai eu du premier. – Et comme il n’y en aura pas de troisième – Mais je ne prétends pas au plaisir. Il y a longtemps que j’y ai renoncé. Et celui-là était vraiment trop frivole. – Seulement je ne comprends pas qu’au moment où tu me demandes de faire des comptes etc. tu me rejettes de nouveau dans le déficit en me faisant donner au restaurant un dîner qui devait avoir lieu avant les fiançailles de Robert, puisque vous m’avez prié de le remettre après le 3 février. J’ai trop attendu, voilà tout. Au lieu de dormir tantôt je t’ai répondu et je suis brisé. Je ne sais encore si je pourrai dîner dans la salle à manger. Tâche qu’il y fasse bien chaud. Avant-hier il y faisait si froid que j’y ai pris froid, fatigué comme je suis en ce moment. Ne pouvant plus y tenir je suis sorti, tu t’en souviens, malgré le brouillard, pour me réchauffer et j’ai repris l’accès de fièvre dont je souffre en ce moment. Tu ne peux, ni n’es sur le chemin de pouvoir, me faire du bien positif. Mais en m’évitant des refroidissements trop fréquents tu m’en feras négativement et beaucoup. Cela compliquera moins une existence que je souhaiterais pour toutes raisons, mener dans une maison distincte. Mais étant donné que je paie mes poudres (ce que tout le monde trouve fantastique et que je trouve naturel) peut-être il me faudrait aussi payer mon loyer. Je me résigne donc à la vie telle qu’elle est. La tristesse dans laquelle je vis n’est pas sans donner beaucoup de philosophie. Elle a l’inconvénient de vous faire accepter aussi naturellement presque, la tristesse des autres que la vôtre propre. Mais du moins si je t’attriste c’est par des choses qui ne dépendent pas de moi. Dans toutes les autres je fais toujours ce qui peut te faire plaisir. Je ne peux pas en dire autant de toi. Je me suppose à ta place et ayant à te refuser de donner non pas un, mais cent dîners ! Mais je ne t’en veux pas et te demande seulement de ne plus m’écrire de lettres nécessitant des réponses car je suis brisé et n’aspire qu’au plus complet éloignement de toutes ces fatigues.
Mille tendres baisers,
Marcel.

1- Lettre publiée dans Mère (206-210) ; Kolb (III, 265-269).
2- Dans Sodome et Gomorrhe, les recommandations faites au Narrateur par sa mère afin qu’il s’éloigne d’Albertine ont pour conséquence que, s’apprêtant à voir moins la jeune fille, il suspend sa décision : « Je dis à ma mère que ses paroles venaient de retarder de deux mois peut-être la décision qu’elles demandaient et qui sans elles eût été prise avant la fin de la semaine » (RTP, III, 407). On relève dans ce passage du roman le motif de la prodigalité du fils, également développé dans la présente lettre (« sa main est un creuset où l’argent se fond » ; RTP, III, 406).
3- L’indication de la préférence de Mme Proust pour le travail sur Ruskin amène à supposer que son fils avait envisagé à cette époque d’en poursuivre un autre.
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