Tout projet de vous voir était donc irréalisable. Et voici que j’ai quelque chose de pressé à vous demander ; les médecins m’ayant forcé en quelques heures à quitter Paris, je voudrais profiter, peut-être du dernier voyage qui me soit concédé, pour visiter des monuments ou des sites que vous me diriez particulièrement émouvants. Je suis momentanément à Cabourg, Grand Hôtel. Mais, dans l’extrême instabilité des projets où me réduit mon état de santé (qui peut me forcer d’une heure à l’autre à rentrer à Paris, comme il peut me permettre un plus long séjour), il serait peut-être plus prudent que vous me répondiez – si vous voulez bien me répondre – 102, boulevard Haussmann, Paris. Cependant je laisserai mon adresse au Grand Hôtel. Répondez-moi ou vous voudrez. Enfin, si vous perdiez les deux adresses, vous pourriez m’écrire à mon ancienne demeure, 45, rue de Courcelles, d’où l’on me ferait suivre certainement la lettre, avec un peu de retard. Voici donc mes questions :

1° Qu’y a-t-il de plus intéressant à voir en Normandie ? Je ne me place pas exclusivement au point de vue cathédrales ni même des monuments3. En tout cas une ville restée intacte (comme m’a paru jadis, du chemin de fer, Semur, qui m’avait tant plu) serait plus féconde pour mes rêves – ou tel vieux port ou enfin je ne sais quoi que vous connaissiez – qu’une cathédrale qui ne serait pas très particulière – ou vraiment sublime – et puisque nous parlons vieilles villes, puis-je quitter dès ce paragraphe et pour une seconde la Normandie, pour vous demander si Fougères, Vitré, Saint-Malo, Guérande sont des choses de premier ordre, et si elles vaudraient la peine d’un voyage ? Y a-t-il des équivalents (ou supérieurs) ailleurs, dans d’autres régions ? Pour revenir à la Normandie, y a-t-il des monuments (et si j’ai dit que je ne me limitais pas aux églises renouvelées par votre parole, rendues à tout leur prestige par le fait d’être indiquées par vous, elles m’enchanteront) plus intéressants à Lisieux, ou à Falaise, ou à Vire, ou à Bayeux, Caudebec, Ouistreham, etc., etc., ou à Valognes, ou à Coutances, ou à Saint-Lô, ou peut-être dans des endroits moins connus où la surprise de les trouver ne me les rende que plus touchants, surtout si le paysage conspire un peu avec elles ? Je ne tiens nullement à ces noms et accueillerai avec joie ceux que vous me direz ;

2° Si je me sens la force d’entreprendre un voyage en Bretagne, avez-vous certains points de vue à me recommander particulièrement, beautés soit d’art, soit de nature, soit d’histoire, soit de légendes ? Et accessoirement Roscoff et Paimpol sont-ils de premier intérêt et l’un d’eux peut-il remplacer l’autre ou tous deux peuvent-ils être remplacés par un troisième ? Enfin, si je ne pouvais ni rester à Cabourg ni aller en Bretagne, pourriez-vous m’indiquer près de Paris, en Seine-et-Oise par exemple, des choses qui vous semblent aussi frappantes pour l’imagination qu’en Normandie ou en Bretagne ? Il y a à Cabourg, si les souffrances que j’ai en ce moment se calment un peu, des taximètres automobiles qui me permettraient d’explorer assez loin la Normandie. En général, à moins qu’elles4 ne restituent un ordre d’existence tout à fait particulier et sans partager d’ailleurs, absolument, les idées courantes à cet égard, les monuments restaurés ne me donnent pas la même impression que les pierres mortes depuis le douzième siècle par exemple, et qui en sont restées à la Reine Mathilde. (Ceci dit en pensant à Caen où je suis allé et où je peux retourner si vous me le conseillez, et où quelques paroles excitatrices et guidantes de vous m’auraient été indispensables : j’y aurais eu cent fois plus de plaisir).

Le Mont-Saint-Michel est-il un monument très restauré ou bien une des plus belles choses de France ? Je l’ai vu mais quand j’étais tout petit, sinon la difficulté de l’accès m’y ferait renoncer.

Excusez-moi, Monsieur, je suis si fatigué que je vous demande pêle-mêle des choses bien indiscrètes et bien ennuyeuses. Et c’est un profane ignorant qui vous sollicite. Mais vous savez aussi que c’est un fervent de votre parole.

Veuillez agréer, cher Monsieur, mes excuses et mon admiration reconnaissante.

Marcel Proust.
Grand-Hôtel, Cabourg, Calvados.
102, boulevard Haussmann, Paris.

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1- Lettre publiée dans Billy (112-116) ; Kolb (VII, 248-251).

2- La fréquentation de l’œuvre d’Émile Mâle, et particulièrement de son Art religieux du XIIIe siècle en France, remonte pour Proust à 1899 – année de publication de cet ouvrage –, alors qu’il progressait lui-même dans la découverte de Ruskin, dont il allait traduire La Bible d’Amiens. Plus tard Proust devait rencontrer Mâle, le questionner sur les monuments de l’ouest de la France, suivre ses indications et conseils de visite d’églises en Normandie, enfin le saisir de différents détails ayant trait à l’art et à la civilisation médiévale, peu avant la parution de Du côté de chez Swann.

3- Comme on le voit ici et dans ce qui suit, Proust vient à Émile Mâle avec une idée déjà précise des renseignements qu’il attend de lui. C’est que la documentation qu’il souhaite réunir pour son œuvre lui permet souvent de simplement vérifier un savoir livresque ancien ou une impression – la ville aperçue du train, par exemple (je me permets de renvoyer là-dessus à mon article, « Un degré d’art de plus », Marcel Proust et les arts, catalogue d’exposition, Paris, Gallimard/Bibliothèque nationale de France/Réunion des Musées nationaux, 1999, p. 81-87).

4- Lire « qu’ils » ?

à madame Émile Straus

102, boulevard Haussmann, lundi.
 [Début octobre 1907]1

Madame,

 

J’ai quitté Cabourg le même jour que vous Trouville, mais pas à la même heure ! Un peu avant d’arriver à Évreux (où j’ai passé quatre ou cinq jours), nous sommes descendus dans un vallon dont, de loin, on voyait la brume et on devinait la fraîcheur. Et depuis ce moment-là jusqu’à aujourd’hui (et jusqu’à je ne sais pas quand dans l’avenir) je n’ai plus cessé d’étouffer, d’avoir des crises incessantes. Et c’est pour cela que pensant à vous à peu près à toutes les heures du jour, je ne vous ai pas écrit, je n’ai pas eu le courage de prendre une plume. Naturellement ce n’est pas ce vallon qui m’a rendu mes crises. Mais à partir de ce moment-là je n’ai plus fait que me rapprocher de Paris et à Évreux déjà j’étais très mal. J’y ai vu « aux chandelles » un évêché qui n’est pas bien beau à l’intérieur, à la nuit tombante une église Saint-Taurin qui m’a parue très jolie (romane et gothique si je ne confonds pas, puisque maintenant vous savez les styles) avec des piscines assez curieuses et de beaux vitraux. Puis une cathédrale que vous avez vue sans doute qui est de toutes les époques, avec de beaux vitraux qui trouvaient le moyen d’être lumineux à l’heure presque crépusculaire où je les ai vus, et par un temps gris, sous un ciel fermé. À toute cette lassitude d’un jour qui avait depuis le matin ressemblé à la nuit et qui allait lui faire place ils trouvaient le moyen de dérober des joyaux de lumière, une pourpre qui étincelait, des saphirs pleins de feux, c’est inouï2. Je suis allé tout près d’Évreux à Conches voir une église qui a gardé tous ses vitraux du seizième siècle ; beaucoup sont d’un élève de Dürer. On dirait une jolie petite Bible allemande avec des illustrations en couleur, de la Renaissance. Les vitraux ont leur légende écrite au-dessous en caractères gothiques. Mais les vitraux de cette époque-là ne m’intéressent pas beaucoup, ce sont trop des tableaux sur verre.

Depuis que je suis à Paris je ne quitte pas mon lit. Pourtant hier je suis sorti avec Jossien, le pauvre Agostinelli ayant été obligé de partir pour Monte-Carlo à cause de la santé de son frère. Je crois qu’il y a bien des erreurs graves dans la façon dont est comprise l’administration des « Unic ». Je les signalerai à Jacques car j’ai la certitude qu’il pourrait faire dix fois autant d’affaires qu’il n’en fait. Moi qui par lui avais tous les renseignements, et la ferme volonté d’avoir une de ses voitures j’ai mis plus d’un jour à pouvoir être en communication téléphonique avec elles.