Et en ce moment les mots se dérobent sous ma main et ma pensée. Et, pourtant, j’aurais seulement voulu vous dire ma reconnaissance. Quand vous pouvez avoir des articles de gens si célèbres et de si grand talent, penser à moi ! Quelle mauvaise entente et quel dédain de vos intérêts, mais aussi quelle bienveillance, quelle injustifiée et touchante prédilection !
Votre admirateur reconnaissant qui vous remercie et vous quitte, trop fatigué pour vous écrire une lettre plus affectueuse.
Marcel Proust.

1- Lettre publiée dans Corr. Gén. (I, 183-186) ; Kolb (VII, 150-153).
2- Proust répond ici à une demande de Robert de Montesquiou, de rédiger l’annonce de la parution du volume qu’il vient de lui faire adresser, Altesses Sérénissimes, dans Le Figaro.
3- Il semble s’agir de l’article évoqué dans la lettre suivante, « Les Éblouissements, par la comtesse de Noailles » (Contre Sainte-Beuve, 533-545) ; cet article paraîtra dans le Supplément littéraire du Figaro du 15 juin 1907.
4- Personnage du Marchand de Venise de Shakespeare, qui réclame un gage de chair pour consentir un prêt d’argent.
5- « Journées de lecture » (Écrits sur l’art, 241-248) ; cet article avait paru dans Le Figaro du 20 mars 1907.
à Robert de Montesquiou
[Mi-mai 1907]1
Cher Monsieur
Excusez-moi de ne pas vous avoir aussitôt répondu, j’ai eu une crise si terrible ces deux jours-ci que rien n’aurait pu me donner la force d’écrire. Vous me dites que ma lettre vous a amusé. La vôtre m’a peiné car vous m’y dites très volontairement deux choses très désagréables au milieu d’autres gentilles dont je vous suis très reconnaissant. Quant au sujet de l’article vous avez bien deviné2. Mais je ne sais si j’ai mal compris la phrase où vous m’en parlez, vous avez l’air de croire que c’est exprès que je l’avais tu (je croyais au contraire vous l’avoir dit) ; or, d’abord je ne peux pas apercevoir quelle raison j’aurais de souhaiter que vous ne le sachiez pas. Ensuite cette ruse serait vraiment par trop stupide l’article étant destiné au Figaro que vous lisez tous les jours, et le nom de Mme de Noailles et le mien, si glorieux que soit déjà l’un, si obscur que soit destiné à rester toujours l’autre (du moins avec mon prénom), vous étant tous deux trop familiers pour ne pas arrêter votre attention, même sans vous faire lire l’article. Je sais bien qu’on a une telle manière de lire les journaux qu’on ne peut être sûr de rien à cet égard. Beaunier avait multiplié les articles exquis à mon égard, les instantanés, etc. et mon ami d’Albufera, abonné du journal, n’en avait vu aucun, assurait-il.
Enfin Beaunier en fit un, cette fois en tête du journal, il l’intitula : Sésame, titre même du livre que d’Albufera venait de recevoir3. Comme il m’y comparait à Montaigne et diverses autres personnes de qualité, je n’étais pas fâché de me rendre compte de l’effet que cela avait produit. J’en parlai à d’Albufera, qui me soutint que je me trompais, qu’il n’y avait eu aucun article sur moi dans Le Figaro ce jour-là, que du reste sa femme n’en avait pas vu, etc. Enfin dernièrement, une dame a dit à un de mes amis qui lui disait que j’avais fait deux ou trois articles dans Le Figaro : Vous vous trompez, c’est certainement dans un autre journal, car je lis tous les jours Le Figaro de la première ligne à la dernière, et vous pensez bien que s’il y avait eu un article de M. Proust, que je connais, le nom m’aurait frappé. De sorte qu’il n’est peut-être pas d’un mauvais calcul quand on veut cacher à quelqu’un qu’on a fait un article de ne pas le dire, puisque jamais on ne le voit, ni le lit. Mais dans le cas particulier, je ne pouvais qu’être heureux que vous sachiez que je faisais un article sur Mme de Noailles, c’est un admirable sujet dont vous avez été comme de tout le découvreur et ce partage avec Jupiter, auquel je succède, hélas, après cinquante autres, n’a rien du tout qui me déshonore. Seulement l’article est idiot. Il l’était déjà quand je vous ai écrit l’autre jour. Mais à peine ma lettre partie, l’article me revenait du Figaro où l’on me disait qu’il prendrait tout le journal, qu’il fallait que j’en coupe les deux tiers. De sorte que les quelques moignons qui restent n’ont plus forme humaine et on pourrait me faire manger ces restes de mes enfants par moi-même égorgés sans que je les reconnaisse plus que Pélops ne fit des siens. Je vous demande surtout pardon de vous parler avec cette naïve abondance de ce qui me concerne et est si peu intéressant. Si j’étais moins fatigué en arrivant à la fin de cette lettre je vous aurais, pour que si vous aviez un jour occasion de m’écrire, vous ayez la bonté de me les fournir, demandé quelques renseignements au sujet du chalet Shickler, ou plutôt demandé s’il existe ailleurs, moins loin, et surtout moins haut, des logis de ce genre, donnant (pour une autre construction au besoin) par leur conservation ou leur restitution une pareille impression4. Mais si je peux aller un jour jusqu’à Neuilly cela m’intéressera beaucoup de vous écouter sur ce sujet – et sur tous. Tout ce chapitre sur Saint-Moritz est délicieux. J’ai encore très peu lu, étant très souffrant, mais tout cela me plaît infiniment.
Votre admirateur fidèle et parfois contristé
Marcel Proust.

1- Lettre publiée dans Corr. Gén. (I, 188-190) ; Kolb (VII, 157-159).
2- Il s’agit de l’article de Proust « Les Éblouissements, par la comtesse de Noailles », qui paraîtra le 15 juin 1907 dans le Supplément littéraire du Figaro.
3- John Ruskin, Sésame et les lys, traduit par Marcel Proust, Paris, Mercure de France, 1906.
4- Allusion à un passage d’Altesses Sérénissimes, de Robert de Montesquiou.
à Émile Mâle
Grand-Hôtel, Cabourg, Calvados
102, boulevard Haussmann, Paris
Jeudi, 8 août [1907]1.
Cher Monsieur2,
Je viens de passer une année entière dans mon lit, avec des crises si imprévues que, n’osant pas faire un projet une heure d’avance, je n’ai pas cru pouvoir me permettre de solliciter de vous la faveur d’une visite, – ce qui eût déjà été très hardi – que j’aurais pu me trouver hors d’état de recevoir, une crise étant survenue. Je me suis levé cinq fois cette année. Dernièrement, me sentant un peu mieux, j’avais envoyé quelqu’un chez vous, vous exposer cette situation, et vous demander si vous consentiriez à venir me voir un soir. Mais je suis mal tombé, vous aviez quitté Paris depuis deux jours, étiez à la campagne et deviez, a dit votre concierge, repasser prochainement par Paris, mais en le traversant seulement pour reprendre un autre train.
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