Tu te souviens ?
J’ai gardé les papiers que tu me passais :
« Surveille ce cliquetis bizarre… ne t’engage pas sur le détroit si ça augmente. »
Deux heures après, à Gibraltar : « Attends Tarifa pour traverser : meilleur. »
À Tanger : « Ne te pose pas trop long : terrain mou. »
Simplement. Avec ces phrases-là, on gagne le monde. J’avais la révélation d’une stratégie que ces ordres brefs rendaient si forte. Tanger, cette petite ville de rien du tout, c’était ma première conquête. C’était, vois-tu, c’était mon premier cambriolage. Oui. À la verticale, d’abord, mais si loin. Puis, pendant la descente, cette éclosion des prés, des fleurs, des maisons. Je ramenais au jour une ville engloutie et qui devenait vivante. Et tout à coup cette découverte merveilleuse : à cinq cents mètres du terrain cet Arabe qui labourait, que je tirais à moi, dont je faisais un homme à mon échelle, qui était vraiment mon butin de guerre ou ma création ou mon jeu. J’avais pris un otage et l’Afrique m’appartenait.
Deux minutes plus tard, debout sur l’herbe, j’étais jeune, comme posé dans quelque étoile où la vie recommence. Dans ce climat neuf. Je me sentais dans ce sol, dans ce ciel, comme un jeune arbre. Et je m’étirais du voyage avec cette adorable faim. Je faisais des pas allongés, flexibles, pour me délasser du pilotage et je riais d’avoir rejoint mon ombre : l’atterrissage.
Et ce printemps ! Te souviens-tu de ce printemps après la pluie grise de Toulouse ? Cet air si neuf qui circulait entre les choses. Chaque femme contenait un secret : un accent, un geste, un silence. Et toutes étaient désirables. Et puis, tu me connais, cette hâte de repartir, de chercher plus loin ce que je pressentais et ne comprenais pas, car j’étais ce sourcier dont le coudrier tremble et qu’il promène sur le monde jusqu’au trésor.
Mais dis-moi donc ce que je cherche et pourquoi contre ma fenêtre, appuyé à la ville de mes amis, de mes désirs, de mes souvenirs, je désespère ? Pourquoi, pour la première fois, je ne découvre pas de source et me sens si loin du trésor ? Quelle est cette promesse obscure que l’on m’a faite et qu’un dieu obscur ne tient pas ?
* * * * *
J’ai retrouvé la source. T’en souviens-tu ? C’est Geneviève…
* * * * *
En lisant ce mot de Bernis, Geneviève, j’ai fermé les yeux et vous ai revue petite fille. Quinze ans quand nous en avions treize. Comment auriez-vous vieilli dans nos souvenirs ? Vous étiez restée cette enfant fragile, et c’est elle, quand nous entendions parler de vous, que nous hasardions, surpris, dans la vie.
Tandis que d’autres poussaient devant l’Autel une femme déjà faite, c’est une petite fille que Bernis et moi, du fond de l’Afrique, avons fiancée. Vous avez été, enfant de quinze ans, le plus jeune des mères. À l’âge où l’on écorche aux branches des mollets nus, vous exigiez un vrai berceau, jouet royal. Et tandis que parmi les vôtres, qui ne devinaient pas le prodige, vous faisiez dans la vie d’humbles gestes de femme, vous viviez pour nous un conte enchanté et vous entriez dans le monde par la porte magique – comme dans un bal costumé, un bal d’enfants – déguisée en épouse, en mère, en fée…
Car vous étiez fée. Je me souviens. Vous habitiez sous l’épaisseur des murs une vieille maison. Je vous revois vous accoudant à la fenêtre, percée en meurtrière, et guettant la lune. Elle montait. Et la plaine commençait à bruire et secouait aux ailes des cigales ses crécelles, au ventre des grenouilles ses grelots, au cou des bœufs qui rentraient ses cloches. La lune montait.
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