Ce barman : le même. Il eut peur d’en être reconnu, comme si cette voix en l’interpellant devait ressusciter en lui un Bernis mort, un Bernis sans ailes, un Bernis qui ne s’était pas évadé.

Peu à peu, pendant le retour, un paysage se bâtissait déjà autour de lui, comme une prison. Les sables du Sahara, les rochers d’Espagne, étaient peu à peu retirés, comme des vêtements de théâtre, du paysage vrai qui allait transparaître. Enfin, dès la frontière franchie, Perpignan servie par sa plaine. Cette plaine où traînait encore le soleil, en coulées obliques, allongées, à chaque minute plus élimées, ces vêtements d’or, çà et là sur l’herbe, à chaque minute plus fragiles, plus transparents et qui ne s’éteignent pas mais s’évaporent. Alors ce limon vert, sombre et doux sous l’air bleu. Ce fond tranquille. Moteur au ralenti, cette plongée vers ce fond de mers où tout repose, où tout prend l’évidence et la durée d’un mur.

Ce trajet en voiture de l’aéroport vers la gare. Ces visages en face du sien fermés, durcis. Ces mains qui portaient leur destin gravé et reposaient à plat sur les genoux, si lourdes. Ces paysans frôlés qui revenaient des champs. Cette jeune fille devant sa porte qui guettait un homme entre cent mille, qui avait renoncé à cent mille espérances. Cette mère qui berçait un enfant, qui en était déjà prisonnière, qui ne pouvait fuir.

Bernis directement posé au secret des choses revenait au pays par le sentier le plus intime, les mains dans les poches, sans valise, pilote de ligne. Dans le monde le plus immuable où, pour toucher un mur, pour allonger un champ, il fallait vingt ans de procès.

Après deux ans d’Afrique et de paysages mouvants et toujours changeants comme la face de la mer, mais qui, un à un dérobés, laissaient nu ce vieux paysage, le seul, l’éternel, celui dont il était sorti, il prenait pied sur un vrai sol, archange triste.

« Et voilà tout pareil… »

Il avait craint de trouver les choses différentes et voici qu’il souffrait de les découvrir si semblables. Il n’attendait plus des rencontres, des amitiés qu’un ennui vague. De loin on imagine. Les tendresses, au départ, on les abandonne derrière soi avec une morsure au cœur, mais aussi avec un étrange sentiment de trésor enfoui sous terre. Ces fuites quelquefois témoignent de tant d’amour avare. Une nuit dans le Sahara peuplé d’étoiles, comme il rêvait à ces tendresses lointaines, chaudes et couvertes par la nuit, par le temps, comme des semences, il eut ce brusque sentiment : s’être écarté un peu pour regarder dormir. Appuyé à l’avion en panne, devant cette courbe du sable, ce fléchissement de l’horizon, il veillait ses amours comme un berger…

« Et voici ce que je retrouve ! »

Et Bernis m’écrivit un jour :

… Je ne te parle pas de mon retour : je me crois le maître des choses quand les émotions me répondent. Mais aucune ne s’est réveillé. J’étais pareil à ce pèlerin qui arrive une minute trop tard à Jérusalem. Son désir, sa foi venaient de mourir : il trouve des pierres. Cette ville ici : un mur. Je veux repartir. Te souviens-tu de ce premier départ ? Nous l’avons fait ensemble. Murcie, Grenade couchées comme des bibelots dans leur vitrine et, car nous n’atterrissions pas, ensevelies dans le passé. Déposées là par les siècles qui se retirent. Le moteur faisait ce bruit dense qui existe seul et derrière lequel le paysage passe en silence comme un film. Et ce froid, car nous volions haut : ces villes prises dans la glace.