Je me rappelai alors le conseil donné par l’aimable Simmons : « Au lieu de mourir, épousez votre cousine. » Tout m’annonçait que le cœur de la châtelaine était un sol vierge où l’amour n’avait jamais fleuri. Si je pouvais y planter quelques semences !
– Il a donné son cœur à l’Angleterre, dis-je ; il aurait dû naître ici.
– Et pourtant il ne ressemble pas du tout à un Anglais.
– À quoi reconnaissez-vous cela ?
– Je ne sais pas trop. Je n’ai jamais causé avec des étrangers ; mais s’il n’a pas l’air d’un étranger, il a du moins un air et une façon de parler assez étranges.
– Assez étranges en effet.
– Est-il marié ?
– Il est veuf, – sans enfants.
– Est-il riche ?
– Non.
– Assez riche pour voyager, en tout cas.
– Il n’a pas compté voyager bien loin. Sa santé laisse à désirer.
– Pauvre, pauvre garçon ! Et il allait s’éloigner sans se présenter ?
– Il est très modeste, vous le voyez.
Au même instant, nous entendîmes un cri aigu retentir sur le balcon. – C’est Argus ! s’écria miss Serle, qui se dirigea vers la fenêtre et sortit sur la terrasse.
Je la suivis. Appuyé sur le parapet, un bras autour du cou d’un des chiens, se tenait mon ami. Au-dessous de lui, au milieu de la grande allée, se promenait un superbe paon qui étalait toutes les plumes de sa queue. L’autre chien, après avoir en vain essayé d’intimider l’orgueilleux oiseau, obéissant à la voix de Serle, bondit sur le parapet et vint lécher la main de son nouveau maître. Ce joli tableau, avec son fond de verdure, aurait tenté plus d’un peintre.
– Les bêtes elles-mêmes vous souhaitent la bienvenue, dis-je en rejoignant mon compagnon.
– En vérité, monsieur Serle, ajouta la châtelaine, vous auriez le droit d’être fier. Argus ne salue ainsi que les grands personnages ; il vous a distingué, je vous assure.
– Et il n’est pas le seul. Tout à l’heure un petit lézard vert, le seul que j’aie jamais rencontré, a voulu faire ma connaissance. Pour peu que vous possédiez un fantôme authentique dans vos parages, je ne serais guère étonné de le voir apparaître, même en plein soleil. Les annales de Locksley-Park vous sont sans doute familières, miss Serle ?
– Vous vous trompez. C’est mon frère qu’il faut interroger sur ces choses-là.
– Vous devriez avoir un gros volume de légendes et de traditions à raconter, des histoires d’amours tragiques et de meurtres à remplir une bibliothèque !
– Oh ! monsieur Serle ! On s’est toujours très bien conduit dans ma famille ; il n’y a jamais eu d’aventures extraordinaires ici, que je sache.
– Pas d’aventures ? Quel dommage ! Vos cousins d’Amérique ont été mieux inspirés. Tenez, moi qui vous parle,... mais non, je ne veux pas vous effrayer. Quoi, pas le moindre petit drame pour animer ce pittoresque décor ? Allons, ne trompez pas mon attente. À défaut du drame, vous trouverez bien un récit poétique, ancien ou moderne. Il y a si longtemps que je suis affamé de poésie ! Me comprenez-vous ? Ah ! vous ne pouvez pas me comprendre ! Quand je songe à ce qui a dû se passer ici ! quand je pense aux amoureux qui, après s’être promenés sur cette terrasse, sont allés se perdre sous ces ombrages, à tous ceux qui ont égrené ici le chapelet de leurs jeunes espérances et de leurs vieux regrets !
Il se tut un instant, l’œil animé, puis continua avec plus de véhémence encore :
– Pour les évoquer tous devant moi, comme le diable seul pourrait le faire, je conclurais un pacte avec le diable !
– Oh ! mon cousin ! s’écria miss Serle avec un geste d’effroi.
– Voyez cette croisée, continua mon ami sans paraître entendre l’exclamation. – Et il désigna une petite fenêtre en saillie qui s’ouvrait au-dessus de nous dans un cadre de lierre et de pierres sculptées.
– C’est ma chambre, dit miss Serle.
– Naturellement, ce ne pouvait être que la chambre d’une femme. Que de beautés oubliées se sont accoudées là, contemplant ce beau paysage ! Ô douces cousines que je n’ai pas connues ! Mais il m’en reste une !
À ces mots, il se rapprocha soudain de notre hôtesse, dont il saisit la main blanche et potelée. Miss Serle, trop surprise pour se défendre, la lui abandonna, mais non sans rougir jusqu’aux yeux et en pressant sa main libre contre sa poitrine.
– Vous me rappelez les femmes d’autrefois, reprit l’étrange cousin. Vous êtes noblement simple. C’est un roman, rien que de vous voir. Ne vous inquiétez pas de m’entendre divaguer ainsi. Hier vous ne me connaissiez pas, et demain vous m’aurez oublié. Laissez-moi poursuivre aujourd’hui mon rêve. Laissez-moi m’imaginer que vous êtes l’âme de toutes les mortes qui ont foulé les dalles qui gisent là comme des tablettes sépulcrales dans une église ; laissez-moi vous dire combien je suis heureux de n’être point reparti sans vous avoir vue.
Et il aurait porté à ses lèvres la main qu’il tenait, si miss Serle ne l’eût doucement retirée. Tandis qu’elle détournait la tête, mon regard rencontra le sien et je vis briller deux larmes. La Belle au Bois dormant s’était réveillée et semblait aussi troublée qu’il convient à une personne qui sort d’un long sommeil.
1 comment