Par bonheur, l’arrivée du maître d’hôtel vint nous tirer d’embarras.
– Un télégramme, miss, dit-il en s’avançant vers sa maîtresse, armé d’un plateau d’argent.
– Je n’ai jamais eu le courage de décacheter un télégramme, s’écria miss Serle ; venez-moi en aide, cousin.
Serle prit la dépêche, l’ouvrit et lut tout haut :
« Je serai de retour pour dîner. Retenez l’Américain. »
III
« Retenez l’Américain ! »
Miss Serle s’empressa d’obéir à l’injonction que son frère lui transmettait dans un télégramme dont le laconisme n’avait rien de courtois. Elle engagea vivement mon compagnon à rester, et s’éloigna pour donner des ordres.
– Comment a-t-il su que j’étais ici ? me demanda Serle.
– Son avoué l’a sans doute prévenu, répliquai-je. Simmons, pour des motifs à lui connus, aura parlé à l’homme de loi de votre projet de visite, et M. Serle se sera figuré que vous vous êtes formellement présenté à sa sœur en qualité de cousin. Ses instincts hospitaliers l’ont emporté, et il désire que vous soyez bien reçu. Au fond, je soupçonne qu’il représente le phénix des usurpateurs, que sa conscience a été touchée par les explications des légistes et qu’il reconnaîtra vos droits partiels.
– Je m’y perds ! dit mon ami d’un ton rêveur.
À ce moment miss Serle vint nous rejoindre.
– Il est bien entendu, dit-elle en se tournant vers moi, que vous vous trouvez compris dans l’invitation de mon frère. Votre chambre sera bientôt prête. Il s’agit d’envoyer chercher vos bagages.
Il fut convenu qu’une voiture me conduirait à notre petite auberge, et que je reviendrais à temps pour rencontrer sir Richard Serle à dîner. À mon retour, quelques heures plus tard, un valet de pied me mena immédiatement à ma chambre et m’indiqua qu’elle communiquait par un long couloir avec celle de mon ami. Je me dirigeai aussitôt de ce côté et je frappai à la porte que l’on m’avait désignée. Ne recevant pas de réponse, j’entrai. Étendu dans un fauteuil, près de la croisée ouverte, l’hôte de la Belle au Bois Dormant sommeillait à son tour. Ce fut un grand soulagement pour moi de le voir se reposer ainsi après ses rapsodies. Sa pâleur avait diminué. Il avait déjà l’air moins abattu. Je le contemplai une minute ou deux avant de me résoudre à lui rappeler l’heure. Enfin je posai la main sur son bras et je le secouai doucement. Il ouvrit les yeux, puis les referma. – Laissez-moi rêver, dit-il.
– À quoi donc rêvez-vous ?
– À une femme en robe noire, avec des cheveux d’or.
– Il vaut mieux la voir que de rêver à elle. Debout et habillez-vous ; elle nous attend pour dîner.
– Dîner, dîner, répéta-t-il en rouvrant peu à peu les yeux. Je crois vraiment que je pourrais dîner.
– Bravo ! dis-je, tandis qu’il se levait. Je commence à croire, moi, que vous enterrerez M. Simmons.
Il me raconta qu’il avait passé presque tout le temps de mon absence avec miss Serle à parcourir les jardins et les serres.
– Vous voilà déjà amis intimes, dis-je en souriant.
– Comme si nous nous connaissions depuis des siècles.
Il n’avait quitté son hôtesse qu’une heure auparavant, lorsqu’on était venu annoncer, à ce qu’il croyait, l’arrivée du maître de la maison.
Le crépuscule éclairait encore le grand salon lorsque nous y pénétrâmes. La femme de charge nous avait dit que l’on occupait rarement cette salle, dont on semblait ouvrir les portes en l’honneur de mon ami. À l’extrémité de la chambre s’élevait une vaste cheminée en marbre blanc jauni par l’âge et presque aussi haute que les tombes princières des cathédrales anglaises. En face du foyer, les mains derrière le dos, se tenait un petit homme d’un aspect assez chétif, et près de lui miss Serle, tellement transformée par sa toilette que je ne la reconnus pas tout d’abord. Notre entrée et notre réception se firent avec beaucoup de froideur et de cérémonie. Nous traversâmes en silence la longue salle. Enfin sir Richard vint avec lenteur à notre rencontre.
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