Sa sœur demeura immobile. Je voyais qu’elle se servait d’un large éventail d’ivoire pour se cacher le visage, bien que ses grands yeux bleus attristés suivissent avec une attention marquée ce qui se passait. Le propriétaire de Locksley-Park accepta la main qu’on lui tendait en réprimant, je crois, un geste de surprise causée par la ressemblance dont miss Serle lui avait sans doute parlé.
– Ce jour est un heureux jour, dit-il, et il ajouta aussitôt en se tournant vers moi : L’ami de mon cousin est mon ami.
Il ne ressemblait en rien à sa sœur. À première vue, j’avais été frappé de sa maigreur et de l’exiguïté de sa taille ; bientôt je fus plus frappé encore de l’éclat de ses cheveux et de sa barbe rouge, qui formaient autour de son visage une sorte d’auréole. De loin, sa physionomie paraissait jeune et ouverte, mais de plus près on distinguait une multitude de petites rides entrecroisées qui lui donnaient un aspect vieillot et rusé. Il avait l’air d’un homme de soixante ans. Son nez, d’un dessin classique, semblait moulé sur celui de son cousin. Figurez-vous cette physionomie éclairée par des yeux d’une grande vivacité et animée par un sourire impérieux qui disait clairement : « J’ai seul le droit de commander ici. »
Durant les cinq minutes qui précédèrent l’annonce du dîner, mon ami se tint sur la défensive. Je reconnus sans peine que notre hôte ne lui était pas plus sympathique qu’à moi. À en juger par son attitude, miss Serle devinait cet antagonisme moral. Un changement notable s’était opéré en elle depuis le matin. L’air de surprise avec lequel son cousin la contempla n’indiquait même pas que le changement datait de l’arrivée du frère. Elle cherchait à se remettre d’une grande émotion ; elle était pâle, et l’on voyait qu’elle avait pleuré. Soit qu’elle eût appelé la coquetterie à son aide, soit que le hasard l’eût servie, elle portait une toilette qui lui seyait à ravir. Je ne me charge pas de décrire ce mélange de crêpe et de soie verte, laissant aux lectrices le soin de s’imaginer un costume d’un bon goût irréprochable. Un fichu de riche dentelle couvrait, sans les cacher, les blanches épaules de la châtelaine, et autour de son cou s’enroulaient plusieurs rangées de perles fines. Je lui offris le bras pour gagner la salle à manger, où les deux cousins nous suivirent. Dès le début du repas, l’idée me vint que j’assistais à un drame où chacun des trois personnages remplissait un rôle assez difficile ; toutefois celui de mon compagnon me paraissait le plus lourd, et je souhaitai qu’il s’en tirât à son honneur. Si incapable qu’il fût d’un grand effort de volonté, il mettait évidemment toutes ses facultés en jeu pour plaire au maître de la maison. Avec miss Serle, crédule, passive et compatissante, il s’était montré tel qu’il était ; mais avec notre hôte, il fallait avant tout respecter les convenances. Il avait affaire à un conservateur auquel toute espèce d’originalité devait déplaire. Pendant une heure il ne se distingua nullement et fit preuve d’une amabilité des plus banales. Je ne sais quel genre de personnage M. Richard Serle comptait rencontrer. Malgré son urbanité, il ne put cacher une nuance de dépit en voyant que « l’Américain » semblait à son aise dans un salon et ne posait pas les pieds sur la table. Il n’était pas homme à montrer son jeu ; néanmoins je me figure qu’il avait espéré trouver chez lui un Yankee mal élevé. La politesse le poussa naturellement à choisir pour sujet de conversation l’Amérique, dont il parla un peu comme d’une planète fabuleuse située en dehors de l’orbite britannique.
– Je me rappelle vaguement, très vaguement, dit-il, avoir entendu raconter que je possédais là-bas des parents. J’ai regardé la chose comme un mythe. L’idée de m’expatrier ne me serait jamais venue, et je m’étonne que des gens de ma famille l’aient eue. Pourtant, vous le savez, un grand-oncle à moi, celui dont sir Joshua Reynolds a peint le portrait, a voulu voir les États-Unis ; mais il est mort en route.
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