C’était un conteur de premier ordre, je dois lui rendre cette justice ; il ne l’ignorait pas et profita d’autant plus volontiers de l’occasion de déployer son talent que mon ami semblait l’écouter avec intérêt. De mon coté, je causais avec miss Serle.
– Votre cousin et vous êtes déjà de vieux amis, lui dis-je.
Elle joua un instant avec son éventail, puis répondit en fixant sur moi ses grands yeux naïfs :
– Oui, de vieux amis, bien que je ne le connaisse que depuis ce matin. Mon cousin, mon cousin ! – elle répéta le mot d’une voix caressante, – cela me paraît étrange de lui donner ce nom ! Je suis si fâchée qu’il soit sans fortune ! Je voudrais le voir heureux et je regrette de ne pas l’avoir connu plus tôt, ajouta-t-elle avec un petit soupir. Il me dit qu’il n’est plus que l’ombre de lui-même.
Je me demandai si Serle s’était efforcé de gagner le cœur de notre douce châtelaine. En tout cas, avec ou sans intention, il y avait réussi, et vu la tournure que venaient de prendre ses affaires, je n’osai guère m’en réjouir. – Je me figure qu’il est en train de cesser d’être un simple fantôme, répliquai-je, et ce serait une bonne action de votre part que de l’aider à se transformer.
– Ah ! moi, je ne puis rien.
– Au contraire, vous pouvez beaucoup. En ce moment, vous ne voyez en lui qu’un être souffrant, digne de votre pitié. Mais témoignez-lui un peu de sympathie, souffrez qu’il vous témoigne la sienne ; votre voisinage, votre bonté le rendront meilleur et plus fort ; alors, au lieu de le plaindre, vous l’aimerez, parce que c’est vous qui l’aurez guéri.
– Je n’oserai pas remplir le rôle d’un médecin, répliqua-t-elle d’un ton à la fois tendre et intrigué.
Sa douceur presque enfantine ne me laissa d’autre alternative qu’une sincérité brutale.
– Avez-vous jamais rempli un rôle quelconque ? demandai-je. Elle me regarda d’un air étonné, puis rougit comme si elle eu tout à coup compris le sens de ma question.
– Jamais, dit-elle. Je crois vraiment que j’ai à peine vécu.
– Eh bien ! vous commencez à vivre, vous commencez à vous intéresser à autre chose que vos fleurs. Excusez-moi si je suis trop franc, – c’est là un défaut américain, – et permettez-moi de vous féliciter.
– Je suis tentée de m’imaginer que vous vous moquez de moi ; je me sens plutôt troublée qu’heureuse.
– Pourquoi troublée ?
Elle hésita à répondre, les yeux tournés vers nos deux compagnons.
– Vous voulez me donner à entendre, continuai-je, que vous avez eu tort d’accueillir votre cousin, d’admettre la parenté ? Dans ce cas, le blâme retombe sur moi. C’est moi qui ai tracé son nom sur ma carte ; il ne songeait pas à se présenter.
– Il se peut que j’aie eu tort à un certain point de vue ; mais je ne regrette pas d’avoir agi selon ma première inspiration. Je ne le regretterai jamais !
– Vous avez raison. En somme, le mal n’est pas grand, si mal il y a.
– Vous ne connaissez pas mon frère, répondit-elle en secouant tristement la tête.
– Plus tôt je le connaîtrai, mieux cela vaudra. C’est donc un homme bien terrible ? Auriez-vous peur de lui ?
Elle leva son éventail.
– Il me regarde, murmura-t-elle.
Notre hôte, qui nous tournait le dos, avait à la main un miroir vénitien qu’il venait de prendre dans une vitrine remplie d’antiquités. La glace, dont il semblait faire admirer à son compagnon la monture d’argent ciselé, était tenue de telle façon que la personne de miss Serle s’y reflétait. Je me sentis également surveillé et je ne voulus pas être surveillé pour rien.
– Miss Serle, dis-je brusquement, voulez-vous me faire une promesse ?
Elle tressaillit et répliqua d’un air effrayé : – Non, ne me demandez rien, je vous en prie.
On eût dit qu’elle se croyait au bord d’un précipice où elle craignait de tomber. Moi, je ne voyais qu’un obstacle beaucoup moins dangereux, et je crus lui rendre service en la poussant à le franchir.
– Promettez-moi, répétai-je, de laisser votre cousin vous parler, s’il le demande, quelque désir contraire que vous puissiez supposer à votre frère.
Elle avait à peu près deviné où je voulais en venir, car une vive rougeur anima son visage.
– Vous croyez, dit-elle en hésitant un peu, qu’il a quelque chose de particulier à me dire ?
– Oui, quelque chose de très particulier.
Elle me quitta, traversa le salon et disparut sur la terrasse.
– Vous arrivez à temps pour écouter une charmante histoire, s’écria mon ami lorsque je l’eus rejoint.
Les deux cousins étaient arrêtés en face du portrait d’une dame du temps de la reine Anne, que le peintre ne paraissait pas avoir flattée et qui, du reste, se trouvait mal éclairée.
– Je vous présente Mme Marguerite Serle, continua mon ami, une sorte de Béatrice Esmond, qui n’agissait qu’à sa guise et qui, malgré les remontrances de sa famille, épousa un pauvre diable de musicien français. Belle Marguerite, mes compliments ! Ma parole d’honneur, elle ressemble à miss Serle !.. Mais pardon de vous avoir interrompu, mon cousin. Qu’advint-il de tout cela ?
Sir Richard contempla un instant son interlocuteur comme si le bruyant hommage rendu à la coupable lui eût paru déplacé ; puis il dit d’un ton assez sec :
– Il en advint ce qui devait arriver. Il y a un an, j’ai trouvé dans un tas de vieux papiers une lettre de Mme Marguerite à sa sœur aînée. Elle était datée de Paris et fourmillait de fautes d’orthographe. Une vraie lettre de mendiante ! Madame venait d’accoucher ; abandonnée par son mari, elle se mourait et maudissait le jour où elle avait quitté l’Angleterre. J’ai tout lieu de supposer qu’elle n’a pas reçu les secours qu’elle réclamait si piteusement.
– Voilà ce que c’est que d’épouser un Français ! dit mon compagnon en guise de morale.
Notre hôte garda un instant le silence.
– Heureusement c’est le premier membre de ma famille qui ait agi d’une façon si... peu anglaise, dit-il enfin, et j’espère que ce sera le dernier.
– Miss Serle sait-elle cette lamentable histoire ? demanda mon ami.
– Miss Serle ne sait rien, répliqua sir Richard.
– Elle saura au moins l’histoire de Mme Marguerite, s’écria mon ami ; il faut que je la lui raconte, si vous voulez bien le permettre ; et sans attendre la permission, il sortit à son tour sur la terrasse.
Sir Richard et moi, nous continuâmes notre promenade à travers les salons.
– Votre cousin est un original des plus amusants, lui dis-je.
– Les Serle de Locksley-Park n’ont jamais eu la prétention d’amuser personne, répliqua-t-il avec raideur.
– Je le crois sans peine, répondis-je en m’inclinant. Du reste, ce cousin-là est non seulement un original, mais un homme de cœur ; il s’intéresse autant que vous aux annales de votre famille et à votre propriété.
– Cela se voit, dit le propriétaire en ricanant. Il m’a déclaré que les médecins lui donnent peu de temps à vivre, je ne m’en serais pas douté.
– Je me figure que sa santé est meilleure qu’il ne le croit, et puis l’accueil qu’il a reçu ici lui a relevé le moral.
Sir Richard, qui marchait à côté de moi, les sourcils froncés, s’arrêta soudain, fixa sur moi un regard scrutateur et me dit :
– Je suis un honnête homme...
J’allais assurer que j’en étais bien convaincu ; mais il ne me laissa pas le temps d’émettre cette opinion. Il s’abandonna à son accès de franchise avec une vivacité qui annonçait un certain manque d’habitude ou l’envie d’accomplir au plus vite une tâche désagréable.
– Je suis un honnête homme, monsieur ! Je ne connais pas ce Clément Serle ! Je ne m’attendais nullement à le voir ! Sa visite m’a... il s’arrêta, ne trouvant pas un mot assez fort pour rendre son impression...
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