m’a abasourdi. Il est très aimable, je n’en doute pas. Vous conviendrez pourtant qu’il a des façons bizarres. Il est mon cousin au cinquantième degré. Soit ! Je suis un honnête homme, et il ne pourra pas me reprocher de ne l’avoir pas bien reçu.

– Lui aussi est un honnête homme, Dieu merci, répliquai-je en souriant.

Cet éloge amena une explosion à laquelle je m’attendais presque et qui m’expliquait l’attitude contenue du maître de Locksley-Park et le maintien attristé de sa sœur.

– Alors pourquoi diable a-t-il cherché à établir en cachette des droits sur ma propriété ? s’écria-t-il. Excusez-moi, si je m’exprime avec trop de chaleur ; mais je n’ai jamais été aussi révolté que lorsque j’ai appris ce matin de mon avoué les monstrueux procédés de M. Clément Serle. Bonté du ciel, pour qui me prend-il ! Et le voilà qui affiche je ne sais quelle passion romanesque pour ma propriété. Puisqu’il a tant d’imagination, qu’il essaie de s’imaginer un dixième de ce que j’éprouve ! J’aime ma propriété, – c’est mon rêve, ma vie ! Croit-il que je vais en céder une partie à un misérable inconnu, à un homme qui n’apporte aucune preuve, aucun titre, à un bohème ! On prétend qu’il y a aux États-Unis assez de terre pour quiconque veut la cultiver ! Qu’il y retourne !

Je restai un instant sans répondre afin de laisser à sa colère le temps de se dissiper ou d’éclater de nouveau, si bon lui semblait ; voyant qu’il se calmait, je jugeai à propos de riposter une fois pour toutes. – En vérité, monsieur, lui dis-je, vos craintes ont maîtrisé votre bon sens. Ou bien mon ami n’est qu’un aventurier, et dans ce cas vous n’avez rien à redouter ; ou bien ses réclamations, comparativement insignifiantes du reste, sont fondées...

Sir Richard ne me permit pas d’achever ma phrase ; il me saisit par le bras, son teint pâle devint livide et ses cheveux flamboyants parurent se dresser sur sa tête. – Fondées ! s’écria-t-il. Qu’il essaie !

Nous traversions en ce moment le grand vestibule du manoir pour regagner le salon où nous avions pris le café. À travers la porte d’entrée ouverte, on apercevait le jardin où les rayons de la lune répandaient une lueur argentée. Tandis que nous avancions, je vis Clément Serle arriver lentement sous le porche : comme il franchissait le seuil, le maître d’hôtel apparut sur les marches d’un escalier situé à notre gauche, il hésita en nous entendant parler ; mais à la vue de mon ami il descendit gravement. Il tenait à la main un petit plateau d’argent et sur le plateau une lettre. Il s’avançait vers le visiteur qui rentrait nu-tête, lorsque mon hôte, après avoir fait un mouvement comme pour s’élancer, cria d’une voix stridente :

– Tottenham !

– Monsieur ? répliqua le maître d’hôtel qui s’arrêta.

– Restez où vous êtes. Pour qui cette lettre ?

– Pour M. Serle, sir Richard, répondit le domestique, levant les yeux au plafond afin qu’on ne le soupçonnât pas d’avoir regardé l’adresse.

– Qui vous l’a remise ?

– Mme Horridge, monsieur.

– Qui l’a donnée à Mme Horridge ?

Tottenham, surpris par cet interrogatoire, resta une seconde bouche béante.

– Mon cher hôte, dit Serle, qui s’était rapproché et chez qui un pareil oubli des convenances dissipait l’effet qu’avait pu produire le vin de Porto, il me semble que cela me regarde.

– Tout ce qui arrive dans ma demeure me regarde, et il s’y passe des choses assez étranges.

Sir Richard était tellement exaspéré que, chose inouïe chez un Anglais bien élevé, il se compromettait devant un domestique.

– Apportez-moi cela ! cria-t-il à Tottenham.

Ce dernier obéit.

– C’est vraiment trop fort ! s’écria mon ami, qui me regarda d’un air décontenancé.

J’étais indigné. Avant que notre hôte eut pu prendre la lettre, je m’en emparai.

– Puisque vous oubliez les égards dus à votre sœur, lui dis-je, je me permettrai de vous les rappeler, et je déchirai le billet en morceaux.

– M’expliquera-t-on ce que tout cela signifie ? demanda Serle.

Sir Richard allait éclater, lorsque sa sœur, attirée sans doute par le bruit de nos voix irritées, se montra à son tour sur l’escalier. Elle s’était déjà retirée pour la nuit, car elle portait un peignoir de cachemire brun sur lequel se détachait une tresse de cheveux blonds qu’elle ne songeait pas à relever. Elle s’empressa de descendre, pâle et nous interrogeant du regard. Je compris que notre départ immédiat planait dans l’air, et devinant que Tottenham était un serviteur aussi avisé qu’expéditif, je le priai à voix basse de faire atteler une voiture.

– Et que l’on y mette nos effets, ajoutai-je.

Sir Richard se précipita vers sa sœur et saisit le poignet blanc qui sortait d’une des larges manches du peignoir.

– Qu’y avait-il dans ce billet ? s’écria-t-il.

Miss Serle contempla tristement les fragments épars sur les dalles, puis tourna les yeux vers son cousin.

– L’avez-vous lu ? demanda-t-elle.

– Non, répliqua Serle, mais je vous en remercie.

Ils échangèrent un rapide regard où je lus bien des choses. Sir Richard devint cramoisi.

– Vous êtes une enfant, dit-il en repoussant sa sœur.

– Venons-nous de passer quatre heures avec un fou ! s’écria Serle.

– Avec un fou qui ne se laissera pas dépouiller en tout cas, riposta le maître de la maison, de plus en plus furieux. Je me suis tu jusqu’à présent, mais me voilà à bout de patience. Croyez-vous donc qu’il n’existe que des niais en dehors de votre beau pays ? Faites-les valoir, vos droits ! Ils ne valent pas ça !

Et il repoussa du pied un des morceaux de papier répandus à terre. Serle écouta cette sortie en ouvrant de grands yeux ; puis il haussa les épaules et se laissa tomber sur un des sièges adossés au mur. Je tirai ma montre et prêtai l’oreille, espérant entendre approcher la voiture.

Sir Richard continua : – Ne vous suffisait-il pas de vouloir m’enlever une partie de mon bien ? Il faut encore que vous abusiez de mon hospitalité pour essayer de duper ma sœur !

L’accusé se cacha le visage entre les mains et poussa une sorte de gémissement. Miss Serle courut vers lui.

– Sotte ! cria le frère.

– Cher cousin, oubliez ces cruelles paroles, dit miss Serle, et n’emportez d’ici qu’un bon souvenir.

– Soyez tranquille, je ne songerai qu’à vous, répliqua-t-il.

Les roues d’une voiture résonnèrent au dehors, et au même instant un domestique descendit chargé de nos valises ; M. Tottenham le suivait avec nos chapeaux et nos pardessus.

– Je crois qu’il est bon que vous appreniez le contenu de mon pauvre billet, dit miss Serle avec un effort très touchant, de la part d’une personne à qui tout effort coûtait beaucoup.

– Taisez-vous ! cria sir Richard.