Je ne suis rien, vous répondis-je avec sincérité. Mais je ne me rendais pas justice. Je suis quelque chose, je suis un personnage, je suis un homme hanté !
Je commençai à craindre qu’il eût complètement perdu la raison ; cependant il était d’une nature si douce et si patiente qu’il n’y avait guère à redouter aucun acte de violence de sa part. Comme le jour se montrait, j’en profitai pour mettre un terme à notre grotesque veillée, et j’engageai mon ami à aller s’habiller. Il paraissait si faible que je lui donnai la main pour l’aider à se lever, et une fois debout, il eut à peine la force de se tenir sur ses jambes.
– Allons, dit-il, j’ai vu un fantôme ; c’est là un présage de ma fin prochaine, et je ne vivrai pas assez longtemps pour en voir un second. Je serai bientôt moi-même un habitant de l’autre monde.
– En attendant, il est inutile de se laisser mourir de faim ; nous allons déjeuner.
– Voici mon déjeuner, répliqua Serle, qui tira de son sac de voyage un petit flacon de morphine dont il avala une dose ; maintenant, je vais dormir, soyez tranquille, je n’en ai pas pris plus qu’il ne faut.
À midi, je le trouvai de nouveau sur pied, habillé, rasé et beaucoup plus calme.
– Pauvre ami, dit-il, vous avez accepté une lourde corvée, mais elle touche presqu’à sa fin.
Je ne savais quel moyen employer pour dissiper ses idées noires. Par bonheur, il exprima quelques instants après le désir de voir Oxford. Je m’empressai de saisir la balle au bond, et une demi-heure après nous étions en route pour la vieille université.
IV
Je ne connais aucune ville anglaise qui m’ait plus vivement intéressé qu’Oxford. Il serait difficile de décrire l’impression complexe que produisent cette cité à la fois si calme et si vivante, ces monuments gothiques où s’agite une jeune génération. Partout dominent les souvenirs de la vieille université. Sous ces porches aux pierres grises, s’ouvrant avec une noble hospitalité sur de sombres jardins faits pour reposer les yeux fatigués par la lecture, on se sent transporté au milieu des cloîtres studieux du moyen âge.
À peine arrivé, Serle voulut parcourir la ville.
– Il me semble que je la connais, me dit-il, laissez-moi vous servir de guide.
En effet, il me conduisit tout droit au pont qui passe sous les murs de Magdalen-College, d’où nous admirâmes la tour dont les huit clochers élancés attirent les regards vers le ciel.
Franchissant la petite porte à l’aspect monastique et la cour extérieure, nous pénétrâmes dans la grande enceinte où les monstres sculptés sur l’entablature des arcades n’ont rien de classique. Je fus d’abord ravi de voir que mon compagnon était vivement intéressé ; mais les craintes que j’avais déjà ressenties ne tardèrent pas à renaître, et il me prouva bientôt qu’elles n’étaient que trop fondées. Plusieurs fois déjà il avait paru confondre son identité avec celle de son homonyme du siècle passé, qui avait achevé ses études à Magdalen-College. En ce moment il se mit à parler comme si cette identité imaginaire eût été un fait établi.
– C’est là mon collège, dit-il, le plus noble collège de l’université d’Oxford. Que de fois j’ai arpenté ces allées causant avec l’ami du jour. Mes amis sont tous morts, mais plus d’un des étudiants que nous rencontrons me les rappelle. C’était une époque d’abus et de privilèges. Peu m’importait ! je comptais au nombre des privilégiés ayant déjà une pension de deux mille livres par an.
Je n’eus pas le courage de troubler ses rêves. À l’émotion presque dangereuse causée par le dénouement de notre visite à Locksley-Park avait succédé une placidité sereine où tout ce qu’il voyait se reflétait comme sur la surface tranquille d’un lac. Cependant ses forces commençaient à l’abandonner, et je vis qu’il serait incapable de supporter longtemps les fatigues qu’impose la curiosité d’un touriste. Il le sentait du reste lui-même.
– Je descends la colline que l’on ne remonte plus, me dit-il le lendemain ; mais, Dieu merci ! la pente est douce, et au bas j’aperçois mon paisible cimetière anglais.
Nous passâmes plusieurs après-midi en canot à jouir sans fatigue des plus beaux paysages que l’on puisse rêver, ou allongés sur l’herbe dans ces jardins classiques dont les murs tapissés de vignes centenaires semblent exclure le tumulte et les passions du monde extérieur. La troisième après-midi, comme nous nous reposions ainsi, Serle se montra plus expansif que de coutume et donna un libre cours à toutes les fantaisies qui lui vinrent à la tête. Chaque étudiant qui passa lui fournit le sujet d’un roman improvisé, et il se livra à des rapsodies plus ou moins lyriques.
– Ne pourrait-on pas se figurer, me demanda-t-il, que nous avons pénétré au centre même du monde, dans un endroit où les échos du dehors n’arrivent que pour mourir ? Il est bon que de tels refuges existent, façonnés dans l’intérêt de ceux chez qui l’amour des livres crée des besoins factices, à qui il faut un milieu où ils puissent s’abandonner à des rêves éveillés, qui veulent croire sans que personne s’avise de réfuter leurs croyances, qui tiennent à rester convaincus que tout est bien dans ce triste monde. Ils laissent l’univers tranquille, parce que rien autour d’eux n’annonce le moindre trouble. L’univers est parfait, le pays est prospère, la tâche est achevée ! Profitons de nos doux loisirs pour cultiver Horace et Théocrite, pour rêver étendus sur le gazon. Que l’on saisit mieux dans cette calme retraite le sens composite de la vie anglaise ! Quel facteur indispensable on omet en ne tenant pas compte d’Oxford ! Grâce au ciel, ils ont eu la bonne idée de m’envoyer ici autrefois ! On n’a pas fait grand-chose de moi, certes ; mais qu’aurais-je été sans cela ? Quelle influence mystérieuse ces tours grises, ces vieux clochers, exercent sur l’esprit ! Songez aux murs mornes et blancs qui se dressent devant la jeunesse américaine. Elle arrive nue dans un monde nu. Cette absence de toute mise en scène est une dure épreuve pour les imaginations naissantes qui sont obligées de construire à coups de marteau et à grand renfort de clous les châteaux où elles veulent vivre et dont le passé ne leur offre aucune image. Ici, j’ai trouvé une poésie massive toute faite. Voyez cette croisée gothique au meneau brisé.
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