Tandis que la vibration du dernier coup se mourait dans l’air, la porte de la chambre de Serle, qui communiquait avec la mienne, s’ouvrit tout à coup et je vis mon compagnon debout sur le seuil, aussi pâle qu’un mort, se détachant comme une ombre sur les ténèbres de la salle voisine.

– Contemplez-moi ! dit-il à voix basse. Félicitez-moi ! J’ai vu un fantôme !

– Que me chantez-vous là ?

– Rien que la vérité. Un vrai fantôme ! Il me semble que je parle assez clairement.

J’avoue que j’éprouvai ce que les physiciens nomment un choc en retour. Je m’imaginerai toujours avoir moi-même vu un fantôme ce soir-là. Mon premier mouvement, – aujourd’hui encore je ne puis sourire en y songeant, – fut de courir à la porte et de la fermer ; puis je revins à Serle et le forçai à s’asseoir près du feu. Ses mains étaient moites et tremblaient, son regard devenait fixe. Je ne lui adressai aucune question ; je craignais qu’il n’eût le délire et j’attendis avec inquiétude qu’il parlât.

– Je ne suis pas effrayé, dit-il enfin, mais je suis très agité. Comme je tremble ! Il me semble que je vais me fondre ainsi qu’une vague entraînée par la mer. Je savais bien que je le verrais, le fameux fantôme ! Je l’ai vu plus distinctement que je ne vous vois. Une femme en manteau bleu, un capuchon noir sur la tête, les mains fourrées dans un petit manchon, jeune, horriblement jolie dans sa pâleur et son air maladif. Son regard doux et triste, le regard des femmes qui ont beaucoup aimé et souffert, m’adressait des reproches. Dieu sait si j’ai jamais trompé personne ! Elle me prenait pour mon aîné, pour l’autre Clément. « Épousez-moi, me dit-elle en se jetant à mes pieds, tenez vos promesses ! » Épouser un fantôme ! J’ai sauté à bas de mon lit, elle a disparu aussitôt, et me voici.

Je ne tentai pas de lui expliquer qu’il venait de rêver, tant son agitation me gagnait. En somme, des deux fantômes, le mien était le plus intéressant. Il n’avait aperçu qu’un spectre illusoire, – je voyais en face de moi un spectre humain qui en ce moment ne vivait plus de la vie terrestre. Bientôt je retrouvai assez de sang-froid pour songer à la santé de mon ami. Il fut tacitement convenu qu’il ne rentrerait pas dans sa chambre. Je l’installai au coin du feu, et mes couvertures le mirent à l’abri du froid. Je n’avais plus la moindre envie de travailler. Quant à dormir, j’y songeais encore moins. Je ranimai donc le feu et je m’étendis dans un fauteuil de l’autre côté de la cheminée. Silencieux, emmitoufflé jusqu’au menton dans ses couvertures, Serle se tenait droit et bien éveillé, dans l’attitude d’un homme à qui le hasard vient de décerner une dignité nouvelle. Ses yeux demeuraient presque constamment à demi fermés ; mais à d’assez longs intervalles il les ouvrait tout grands et contemplait longuement les flammes du foyer dont l’éclat ne semblait pas le blesser. On eût dit qu’il y revoyait l’image de la dame au capuchon noir. Avec son visage pâle et amaigri, ses draperies grises, les rides que dessinaient les lueurs vacillantes du feu, avec ses longues moustaches et sa gravité imposante, il me rappelait don Quichotte soigné par le duc et la duchesse. Vers l’aube, vaincu par la fatigue, je sommeillai pendant une demi-heure. Lorsque je me réveillai, les oiseaux du jardin commençaient à saluer l’aurore. Serle, qui n’avait sans doute pas suivi mon bon exemple, conservait une attitude digne d’un empereur romain. Les yeux qu’il fixait sur moi étaient si brillants que cette longue insomnie m’inquiéta.

– Comment vous sentez-vous ? lui demandai-je.

Il continua à me regarder durant une minute ou deux sans répliquer. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix lente et rêveuse, tout en drapant ses couvertures autour de lui.

– Lorsque nous nous sommes rencontrés à Hampton-Court, me dit-il, vous avez voulu savoir ce que j’étais.