En homme pratique, mon Yankee proposa bien vite de se mettre à table. Dès qu’ils furent assis, je m’aperçus que, sans indiscrétion de ma part, j’assistais en intrus à leur entretien. Les voix que j’entendais appartenaient à deux Américains, ce qui me surprit et me dépita, car il est rare que je me trompe sur la nationalité des gens. L’individu à barbe rouge, qui m’inspirait fort peu de sympathie, dit à son commensal : – Vous auriez mieux fait de rester à New-York. Vous avez dû être joliment secoué en route.

– Un temps affreux ! répliqua son hôte. J’ai été malade depuis le moment où j’ai mis le pied à bord.

– En effet, je ne vous trouve pas bonne mine.

– Bonne mine ! C’est à peine si j’ai dormi six heures durant la traversée... Enfin j’ai franchi l’Atlantique pour la première et la dernière fois.

– Allons donc ! Est-ce que vous comptez rester éternellement ici ?

– Ici ou ailleurs, mon éternité sera de courte durée. Il y eut un moment de silence.

– Toujours aussi gai, hein, Serle ? Nous allons mourir demain ?

– Je le voudrais presque.

– L’Angleterre ne vous plaît donc pas ? Eh bien ! tant mieux. On répétait sans cesse là-bas que vous avez l’air et les goûts d’un Anglais ; mais je connais maintenant les Anglais, vous ne leur ressemblez en rien, Serle, et vous ne réussirez pas parmi eux, aussi vrai que je m’appelle Simmons !

J’entendis le bruit d’un couteau et d’une fourchette qui retombaient sur la table.

– Ma parole d’honneur, Simmons, j’admire votre délicatesse ! Je me promène depuis ce matin dans cette maudite ville, en proie au mal du pays et à toute sorte d’autres maux, songeant faute de mieux à cette rencontre, et voilà ce que vous avez à m’apprendre !

M. Simmons parut sensible à ce reproche, car il répondit d’un ton plus doux :

– Voyons, ne vous démontez pas ainsi. Pensez au garçon. Je suis devenu assez Anglais pour respecter les convenances. Au nom du ciel, pas de sentimentalité ; cela fait rire les gens. Dites-moi en trois mots ce que vous attendiez de moi.

Je distinguai un nouveau mouvement, comme si le pauvre Serle se fût affaissé sur son siège.

– En vérité, Simmons, vous êtes inconcevable, répliqua-t-il enfin. Vous n’avez donc pas reçu la lettre où je vous annonçais mon départ ?

– Si, parbleu, je l’ai reçue et elle m’a causé une surprise fièrement désagréable.

– Que le diable vous emporte ! s’écria Serle ; après m’avoir amené ici, allez-vous m’abandonner, me trahir ?

– Allez toujours, répondit l’imperturbable Simmons ; lâchez l’écluse, je patienterai jusqu’à ce que vous ayez fini... Cette bière est exécrable, ajouta-t-il en s’adressant au garçon ; apportez-en d’autre.

– J’ai fini, reprit Serle, et il me semble que c’est à vous de vous expliquer.

Il y eut encore un moment de silence ; on reposa bruyamment sur la table un pot d’étain vide, puis Simmons répliqua :

– Mon pauvre ami, mon intention n’est pas de vous froisser. Je vous plains ; seulement permettez-moi de déclarer que vous avez agi comme un niais.

M. Serle paraissait avoir fait un effort pour se calmer.

– Soyez assez bon alors pour m’apprendre ce que signifiait votre lettre, dit-il d’un ton moins irrité.

– J’ai commis moi-même une sottise en l’écrivant. Attribuons cette erreur à ma stupide bienveillance. J’aurais dû vous laisser tranquille. Pouvais-je me figurer que vous seriez assez optimiste pour vous mettre aussitôt en route ?

– Que vous figuriez-vous donc ?

– Que vous me donneriez le temps de prendre de plus amples renseignements et de vous écrire de nouveau.

– Et vous avez pris des renseignements ?

– J’ai obligé les hommes les plus compétents à me fournir, bon gré mal gré, des consultations gratuites.

– Et je n’ai aucun droit à cette propriété ?

– Aucun droit légal. Pourtant, au premier abord, la chose m’avait semblé très claire.

– Grâce à votre absurde bienveillance.

M. Simmons parut éprouver quelque difficulté à avaler sa bière.

– Décidément votre bière n’est pas buvable, dit-il au garçon, donnez-moi de l’eau-de-vie... Voyons, Serle, continua-t-il, pas d’ironie, – vous ne seriez pas le plus fort à ce jeu-là. Ma bienveillance y entrait vraiment pour quelque chose. Le gain de la cause n’aurait pas nui à ma réputation, et j’ai calculé que les honoraires se seraient élevés à un joli chiffre, – cela y entrait aussi pour quelque chose, bien entendu ; puis je vous assure que j’aurais été ravi de voir un Yankee jeter par la fenêtre les écus de ces bons Anglais ! Je sacrifierais volontiers une partie de mes honoraires pour vous procurer l’occasion de vous distinguer dans votre spécialité.

– Je ne jette plus rien par la fenêtre, Simmons.

– Bah ! vous ne demandiez pas mieux que de vous exercer sur moi tout à l’heure. C’est égal, je me suis donné assez de peine pour vous. J’ai consulté de force des légistes de premier ordre. Cela les a fait sourire. Je voudrais que vous vissiez le sourire négatif d’un gros bonnet du barreau anglais ; la cause la mieux établie n’y résisterait pas.