J’ai sondé l’avoué de votre parent ; il se trouvait averti ; il paraît qu’il y a une vingtaine d’années, votre frère George a lancé un ballon d’essai, de sorte que vous n’avez pas même la gloire d’avoir effrayé l’ennemi.
– Je n’ai jamais effrayé personne, répliqua Serle, je ne commencerai pas aujourd’hui ; j’agirai toujours en gentilhomme.
– Eh bien, si vous tenez à vous conduire en gentilhomme, profitez de l’occasion et acceptez tranquillement ce mécompte.
J’avais achevé de dîner. Je m’intéressais assez vivement aux mystérieuses espérances qui avaient amené M. Serle à Londres pour regretter de ne pas voir se refléter sur son visage les émotions dont sa voix me renvoyait comme un écho. Je me levai donc de table et je me dirigeai vers la cheminée, après m’être muni d’un journal derrière lequel j’établis un poste d’observation.
L’avocat Simmons était en train de choisir un morceau à son goût dans un plat dont il examinait le contenu à l’aide de sa fourchette personnelle. Le client, désillusionné, avait repoussé son assiette ; il se tenait les coudes sur la table, le visage dans les mains. Son compagnon le regarda d’un air attendri, – mais peut-être la bière et l’eau-de-vie y entraient-elles pour quelque chose.
– Voyons, Serle, dit-il, – et je crois que, me prenant pour un indigène, il voulait m’édifier, car il parlait d’un ton doctoral, – dans ce pays, c’est le privilège inestimable de tout bon citoyen, soit que le chagrin l’accable, soit que la joie l’enivre, de ne jamais négliger son dîner.
Serle repoussa son assiette plus loin avec un geste de dégoût.
– Peu m’importe ce qui peut arriver maintenant, dit-il, je m’en soucie comme d’un fétu de paille.
– Vous devriez vous en soucier. Encore une côtelette et vous vous en soucierez. Un peu d’eau-de-vie ? Suivez mon conseil.
Serle regarda son interlocuteur.
– J’en ai assez de vos conseils ! dit-il.
– Laissez-moi alors vous adresser une question, répliqua doucement Simmons. Que comptez-vous faire ?
– Rien, rien, rien !
– Rien que mourir de faim, je suppose. Combien vous reste-t-il ?
– Pourquoi m’adressez-vous cette question ? Cela vous est bien égal.
– Mon cher, si vous désirez que je vous ouvre ma bourse, vous vous y prenez maladroitement. Vous avez dit tantôt que je ne vous connais pas. C’est possible. En tout cas, vous ne me connaissez pas. Je compte que vous retournerez là-bas.
– Je ne veux pas y retourner. Je mourrai ici.
– En êtes-vous sûr ?
– On peut toujours être sûr de cela.
– On dirait vraiment que la mort a fixé le jour ! répliqua Simmons en haussant les épaules.
– Nous l’avons fixé, elle et moi.
– Tenez, Serle, ne vous mettez pas à blasphémer, ou je vous plante là, quoique je ne sois pas plus bégueule qu’il ne convient à un avocat. Si vous consentez à repartir avec moi par le paquebot du 23, je paie votre passage.
Serle parut réfléchir.
– Merci, dit-il au bout d’un instant. Je crois que je n’ai jamais su vouloir quoi que ce soit ; il est certain pourtant qu’aujourd’hui je veux une chose : rester ici jusqu’à ce que je prenne congé pour un monde plus nouveau que notre vieux nouveau-monde. N’ai-je pas eu toute ma vie durant le mal de l’Europe ? Maintenant que j’y suis, pourquoi la quitterais-je ? Je vous remercie encore de votre offre. Il me reste quarante livres ; – elles dureront aussi longtemps que moi.
À ce moment, le propriétaire de l’hôtel entra et vint m’annoncer que le n° 12, un appartement bien supérieur, se trouvait libre, que j’y serais beaucoup mieux. Le sort du n° 12 ayant été décidé, je m’occupai de nouveau des deux amis. Ils s’étaient levés ; Simmons avait endossé son pardessus et brossait son chapeau avec une serviette.
– Avez-vous l’intention de visiter la propriété ? demanda-t-il.
– Oui. J’y ai tant rêvé que je voudrais la voir.
– Il me vient une idée, reprit Simmons avec un sourire ou plutôt avec une grimace déplaisante. Il y a une miss Serle, la sœur du vieux.
– Eh bien ? répliqua Serle en fronçant les sourcils.
– Eh bien, si au lieu de mourir vous l’épousiez ?
Serle fronça de nouveau les sourcils sans répondre. Simmons lui donna une petite tape sur le ventre.
– Seulement, remplumez-vous un peu avant de vous présenter ; vous êtes trop maigre.
Le pauvre Serle rougit visiblement et ses yeux se remplirent de larmes.
– Vous êtes une véritable brute, Simmons ! s’écria-t-il.
La scène devenait pathétique. Elle fut interrompue par la rentrée de mon hôte qui insista pour me faire visiter le n° 12. Une demi-heure plus tard un cab me conduisait au théâtre de Covent-Garden. À mon retour de l’opéra, je traversai la salle commune, espérant y retrouver M. Serle. Mon attente ne fut pas déçue : je l’aperçus assis près du feu, le menton sur la poitrine, plongé dans un sommeil tardif où il oubliait les insomnies de son voyage. Maintenant que ses paupières closes cachaient son regard indécis, je fus moins frappé de l’air de faiblesse morale que de l’expression noble et douce de ses traits.
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