Au nom du ciel, ajouta-t-il en se redressant tout à coup, emmenez-moi ! Je serais capable de proclamer mon identité et d’affirmer mes droits, ou bien j’irai trouver miss Serle, et je la supplierai de me garder ici.
Si le pauvre Serle mérita jamais de passer pour dangereux, ce fut en ce moment, et je commençais à regretter d’avoir annoncé officieusement sa visite. Par bonheur, notre guide vint nous rejoindre, et mon ami se calma.
– Il ne me reste plus qu’une salle à vous montrer, nous dit-elle en nous conduisant vers un petit boudoir où la première chose qui me frappa fut le portrait d’un jeune homme en perruque poudrée et en gilet de brocart qui souriait au-dessus de la cheminée.
– Ce tableau représente M. Clément Serle, le grand-oncle de sir Richard, dit la femme de charge. Il n’a pas vécu longtemps ; il est mort en mer en se rendant aux États-Unis.
– C’est votre image, Serle, dis-je.
– En effet, il ressemble étonnamment à monsieur, ajouta la femme de charge.
Serle demeurait silencieux, les yeux fixés sur le portrait.
– Clément Serle,... en mer,... se rendant aux États-Unis, murmura-t-il ; puis il reprit brusquement en se tournant vers la femme de charge : Pourquoi diable est-il parti pour l’Amérique ?
– Ah ! oui, monsieur, pourquoi ? Il y avait des païens, mais c’était à eux de venir à lui.
Serle poussa un petit éclat de rire. – C’était à eux de venir à lui ! Eh bien ! ils sont enfin venus à lui, dit-il en fixant les yeux sur la petite vieille.
Elle rougit, ce qui donna à son visage l’air d’une feuille de rose desséchée. – Vraiment, monsieur ? Je crois, Dieu me pardonne, que vous êtes un des nôtres.
– Je porte le même nom que ce charmant cavalier, continua Serle. Parent, je te salue ! Écoutez, – il me vient une idée. Il a péri en mer et son âme s’est mise à errer sur la terre jusqu’à ce qu’elle eût trouvé un nouveau logement dans mon pauvre corps, où elle souffre depuis quarante ans du mal du pays, secouant sa cage délabrée, me suppliant, sot et sourd que j’étais, de la ramener au séjour de sa jeunesse. Et je n’ai jamais deviné ce qui me tourmentait ! Ah ! j’ai bien fait de venir mourir ici !
La femme de charge écoutait avec un sourire effrayé. La scène devenait embarrassante. Ma confusion ne fut pas amoindrie en voyant une dame apparaître dans l’embrasure de la porte.
– Miss Serle, me dit à voix basse la femme de charge.
Ma première impression fut que la châtelaine n’était ni très jeune ni très belle. Elle se tenait sur le seuil, d’un air timide, essayant de sourire et roulant ma carte entre ses doigts. Je m’empressai de la saluer, tandis que Serle la contemplait immobile.
– Si je ne me trompe, dit la nouvelle venue, l’un de vous, messieurs, est M. Clément Serle ?
– Mon ami est M. Clément Serle, répliquai-je ; permettez-moi d’ajouter que, si vous avez appris son nom, j’en suis seul responsable.
– J’aurais été fâchée de ne pas l’apprendre. J’ai vu que vous venez d’Amérique, et c’est pour cela que je me suis permis de vous déranger.
Tout en parlant, elle regardait mon ami, qui se tenait silencieux juste au-dessous du portrait peint par sir Joshua Reynolds. La femme de charge, dont le regard avait suivi celui de sa maîtresse, oubliant les convenances, ne put s’empêcher de s’écrier : – Le ciel nous préserve, miss ! N’est-ce pas le portrait vivant de votre grand-oncle ?
– Je ne me trompe donc pas, dit la châtelaine, nous sommes parents ?
Elle était décidément très timide et semblait gênée d’être obligée de remplir sans soutien son rôle d’hôtesse. Elle devait avoir environ trente ans. De taille moyenne, douée d’une forte santé physique qui, jointe à son âge, jurait avec son air craintif, elle avait des yeux bleus d’une grande douceur, une superbe chevelure d’un blond doré et une bouche un peu large, mais souriante. Sa toilette ne se composait que d’une robe à traîne de satin noir écru. En fait de bijoux, elle ne portait qu’un collier de grosses perles d’ambre. En somme, son aspect n’avait rien d’imposant ; on aurait pu la comparer à une femme mûre ayant gardé sans affectation les allures d’une jeune fille. Serle s’était sans doute imaginé que sa cousine devait être une fière beauté de vingt ans ; il parut soulagé en se trouvant en face d’une dame qui n’était ni jeune ni belle. Sa physionomie s’éclaira soudain, tandis qu’il répondait, avec un salut digne du cavalier auquel il ressemblait tant :
– Nous sommes cousins éloignés, je crois. Je suis heureux de réclamer une parenté que vous daignez vous rappeler, je n’aurais pas osé la revendiquer le premier.
– Peut-être ai-je eu tort de ne pas attendre un peu, répliqua miss Serle en rougissant davantage ; mais j’ai entendu dire qu’il y avait en Amérique des membres de notre famille. J’ai souvent interrogé mon frère là-dessus, sans toutefois apprendre grand-chose. Aujourd’hui, quand j’ai su qu’un Clément Serle parcourait cette demeure comme un étranger, j’ai senti que je devais l’accueillir. Je me suis trouvée embarrassée, je l’avoue, mon frère n’étant pas là.
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