Du haut des collines notre regard embrassait un vaste panorama qui changeait sans cesse d’aspect sous l’influence d’un ciel capricieux. Le climat américain possède la beauté infinie du bleu, le climat anglais a la splendeur des nuages combinés et animés ; nous les voyions s’empiler, se dissoudre, se confondre, s’isoler, tachant de gris l’azur, s’étendre, tourmentés par la brise, en surfaces marbrées, puis éclater en un flot de lumière ou se perdre dans une brume argentée. Suivant la grande route, nous gagnâmes un village qu’il me sembla reconnaître, tant il me rappela les contes que j’avais lus dans mon enfance. Sur la place, nous rencontrâmes un laboureur en blouse blanche, une vieille,... non la vieille femme légendaire avec son manteau rouge et son visage de casse-noisette, et un gamin que Gainsborough aurait voulu peindre ; plus loin, une petite église tapissée de lierre, un chef-d’œuvre d’art rustique et dont le cimetière environnant, malgré ses saules pleureurs, n’évoquait pas la tristesse.

– À la bonne heure, s’écria Serle, voilà une église ! Elle ferait croire aux passants que c’est tous les jours dimanche. Je veux que l’on m’enterre à l’ombre de ce clocher.

– N’oubliez pas nos conventions, dis-je en riant ; sinon, je vous abandonne.

Bientôt nos pieds foulèrent le sol du domaine de sir Richard Serle. On nous avait prévenus que le parc restait ouvert aux visiteurs et que les curieux étaient parfois admis, sur leur demande, à parcourir le manoir.

Dans le vaste enclos plus d’un éperon des grandes collines voisines se perdait sur des pentes boisées, dans des vallons dont on n’apercevait pas les limites. Ici l’homme n’avait rien tenté pour gâter la nature. Tout poussait, libre et sauvage, comme dans la villa d’un prince italien trop pauvre pour payer des jardiniers : jamais je n’ai vu une propriété anglaise afficher un tel air d’innocence. Les nuages venaient justement de se dissiper, et nous jouissions d’une des douze journées vraiment exquises que le ciel accorde au climat anglais, – journées d’une pureté inconnue sous des latitudes plus clémentes. On eût dit que la douceur de l’atmosphère venait de faire éclore les primevères qui étoilaient les avenues ombragées.

Après avoir franchi la région extérieure de la propriété, nous pénétrâmes dans le cœur même du parc par une grille dont le temps avait détruit les dorures. Là les pentes devenaient plus douces, les arbres plus espacés, et les daims apprivoisés broutaient au bord d’un cours d’eau qui descendait des collines. Alors seulement nous vîmes se dresser au milieu des terrasses et des parterres d’un immense jardin la sombre façade du manoir, dont la construction remontait à l’époque de la reine Élisabeth.

– Vous pouvez errer ici comme un prince proscrit autour du domaine de l’usurpateur, dis-je à mon compagnon.

– Et penser qu’il y a des gens qui ont joui de tout cela pendant des siècles ! s’écria Serle. Quelles légendes, quelles histoires raconteraient ces vieux chênes, s’ils avaient une voix ! Je vois surgir devant moi mille visions de mon passé, tel qu’il aurait pu être.

Il se tut, puis reprit tout à coup en se tournant vers moi d’un air irrité : – Ah ! pourquoi m’avez-vous conduit ici ! pourquoi m’avoir infligé le supplice de ces vains regrets ?

À ce moment passa près de nous un domestique en livrée qui se dirigeait vers la maison. Je l’interpellai et lui demandai si nous aurions quelque chance d’être admis. Il répondit que sir Richard était absent, mais que la femme de charge consentirait sans doute à faire les honneurs.

– Allons, dis-je à Serle en lui prenant le bras, videz la coupe, bien qu’il se mêle beaucoup d’amertume à sa douceur.

Nous franchîmes une dernière enceinte et pénétrâmes dans des jardins soigneusement entretenus. Le manoir, avec ses nombreux pignons, ses porches, ses tourelles, ses croisées en saillie, ses rideaux de lierre et ses toits pointus, offrait un admirable échantillon de l’architecture du XVIIe siècle. Il se dressait au milieu de larges terrasses qui dominaient le vaste horizon boisé.

Notre requête avait été transmise à un maître d’hôtel qui daigna ne pas nous faire attendre. Il répéta que sir Richard était absent, mais que l’on venait de prévenir la femme de charge.

– Serions-nous assez bons pour lui remettre nos cartes ? – Vu l’absence du propriétaire, mon ami jugea cette demande contraire à l’étiquette. – Quoi, pour la femme de charge ? dit-il.

Le maître d’hôtel toussa respectueusement. – Miss Serle n’est pas absente, répliqua-t-il.

Je tirai de ma poche une carte de visite, un crayon et j’écrivis sous mon nom : New-York. Tandis que je tenais le crayon à la main, cédant à une soudaine impulsion et sans trop réfléchir, j’ajoutai au-dessus de mon nom : M. Clément Serle.

La femme de charge, petite vieille qui avait la mise modeste de son emploi, mais les manières d’une dame, vint bientôt nous rejoindre. Guidés par elle, nous traversâmes une douzaine d’appartements ornés de tableaux précieux, de vieilles tapisseries, de vieilles armures, en un mot de tout ce qui constitue le luxe d’un noble manoir. Les peintures n’eussent été déplacées dans aucun musée. Il y avait là deux Van-Dyck, trois Rubens et un Rembrandt d’une authenticité incontestable. Serle se promenait les yeux brillants, les lèvres serrées, comme absorbé dans une rêverie silencieuse.

Enfin, l’ayant perdu de vue, je retournai sur mes pas et le trouvai dans la salle que je venais de quitter, assis sur un divan, le visage caché dans ses mains. Devant lui, rangée sur un antique buffet, s’étalait une collection de majoliques ; ces immenses plats, ces potiches, ces vases noblement ventrus et bosselés, évoquèrent à mes yeux l’image du jeune voyageur qui, à près d’un siècle de distance, avait visité l’Italie et rapporté chez lui ces trésors.

– Qu’avez-vous donc, Serle ? demandai-je à mon compagnon. Seriez-vous souffrant ?

– Ce n’est rien ; un souvenir du passé ! répliqua-t-il en me montrant un visage hagard. Je me suis rappelé un vase de ce genre qu’il me semble avoir vu dans mon enfance...