Bergeret.

Vous voulez dire une existence imaginaire, répliqua dédaigneusement M. Goubin.

N'est−ce donc rien qu'une existence imaginaire? s'écria le maître. Et les personnages mythiques ne sont−ils donc pas capables d'agir sur les hommes? Réfléchissez sur la mythologie, monsieur Goubin, et vous vous apercevrez que ce sont, non point des êtres réels, mais des êtres imaginaires qui exercent sur les âmes l'action la plus profonde et la plus durable. Partout et toujours des êtres, qui n'ont pas plus de réalité que Putois, ont inspiré aux peuple la haine et l'amour, la terreur et l'espérance, conseillé des crimes, reçu des offrandes, fait les moeurs et les lois. Monsieur Goubin, réfléchissez sur l'éternelle mythologie. Putois est un personnage mythique, des plus obscurs, j'en conviens, et de la plus basse espèce. Le grossier satyre, assis jadis à la table de nos paysans du Nord, fut jugé digne de paraître dans un tableau de Jordaëns et dans une fable de La Fontaine. Le fils velu de Sycorax entra dans le monde sublime de Shakespeare. Putois, moins heureux, sera toujours méprisé des artistes et des poètes. Il lui manque la grandeur et l'étrangeté, le style et le caractère. Il naquit dans des esprits trop raisonnables, parmi des gens qui savaient lire et écrire et n'avaient point cette imagination charmante qui sème les fables. Je pense, messieurs, que j'en ai dit assez pour vous faire connaître PUTOIS

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Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables la véritable nature de Putois.

Je la conçois", dit M. Goubin.

Et M. Bergeret poursuivit son discours:

"Putois était. Je puis l'affirmer. Il était. Regardez−y, messieurs, et vous vous assurerez qu'être n'implique nullement la substance et ne signifie que le lien de l'attribut au sujet, n'exprime qu'une relation.

Sans doute, dit Jean Marteau, mais être sans attributs c'est être aussi peu que rien. Je ne sais plus qui a dit autrefois: "Je suis celui qui est." Excusez le défaut de ma mémoire. On ne peut tout se rappeler. Mais l'inconnu qui parla de la sorte commit une rare imprudence. En donnant à entendre par ce propos inconsidéré qu'il était dépourvu d'attributs et privé de toutes relations, il proclama qu'il n'existait pas et se supprima lui−même étourdiment. Je parie qu'on n'a plus entendu parler de lui.

Vous avez perdu, répliqua M. Bergeret. Il a corrigé le mauvais effet de cette parole égoïste en s'appliquant des potées d'adjectifs, et l'on a beaucoup parlé de lui, le plus souvent sans aucun bon sens.