"Pour notre père, il avait un tout autre caractère: il était emblématique et philosophique. Notre père avait une grande pitié des hommes. Il ne les croyait pas très raisonnables ; leurs erreurs, quand elles n'étaient point cruelles, l'amusaient et le faisaient sourire. La croyance en Putois l'intéressait comme un abrégé et un compendium de toutes les croyances humaines. Comme il était ironique et moqueur, il parlait de Putois ainsi que d'un être réel. Il y mettait parfois tant d'insistance et marquait les circonstances avec une telle exactitude, que ma mère en était toute surprise et lui disait dans sa candeur: "On dirait que tu parles sérieusement, mon ami: tu sais pourtant bien..."

PUTOIS

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Crainquebille, Putois, Riquet et plusieurs autres récits profitables

"Il répondait gravement: "Tout Saint−Omer croit à l'existence de Putois. Serais−je un bon citoyen si je la niais? Il faut y regarder à deux fois avant de supprimer un article de la foi commune."

"Un esprit parfaitement honnête a seul de semblables scrupules. Au fond, mon père était gassendiste. Il accordait son sentiment particulier avec le sentiment public, croyant comme les Audomarois à l'existence de Putois, mais n'admettant pas son intervention directe dans le vol des melons et la séduction des cuisinières.

Enfin il professait sa croyance en l'existence d'un Putois, pour être bon Audomarois ; et il se passait de Putois pour expliquer les événements qui s'accomplissaient dans la ville. De sorte qu'en cette circonstance, comme en tout autre, il fut un galant homme et un bon esprit.

"Quant à notre mère, elle se reprochait un peu la naissance de Putois, et non sans raison. Car enfin Putois était né d'un mensonge de notre mère, comme Caliban du mensonge du poète. Sans doute les fautes n'étaient pas égales et ma mère était plus innocente que Shakespeare. Pourtant elle était effrayée et confuse de voir son mensonge bien mince grandir démesurément, et sa légère imposture remporter un si prodigieux succès, qui ne s'arrêtait pas, qui s'étendait sur toute une ville et menaçait de s'étendre sur le monde. Un jour même elle pâlit, croyant qu'elle allait voir son mensonge se dresser devant elle. Ce jour−là, une bonne qu'elle avait, nouvelle dans la maison et dans le pays, vint lui dire qu'un homme demandait à la voir. Il avait, disait−il, besoin de parler à madame. "Quel homme est−ce? Un homme en blouse. Il a l'air d'un ouvrier de la campagne.

A−t−il dit son nom? Oui, madame. Eh bien, comment se nomme−t−il? Putois. Il vous a dit qu'il se nommait?... Putois, oui, madame. Il est ici?... Oui, madame. Il attend dans la cuisine. Vous l'avez vu?

Oui, madame. Qu'est−ce qu'il veut? Il ne me l'a pas dit. Il ne veut le dire qu'à madame.