Elle interrogea adroitement ses voisins, voisines et fournisseurs, le jardinier, le cantonnier, les gendarmes ; rien ne la mit sur la trace du coupable. Elle tenta de nouveau d'obtenir de Gudule des aveux complets. "Dans votre intérêt, Gudule, dites−moi qui c'est." Gudule restait muette. Tout à coup un trait de lumière traversa l'esprit de Mme Cornouiller: "C'est Putois!" La cuisinière pleura et ne répondit pas.

"C'est Putois! Comment ne l'ai−je pas deviné plus tôt? C'est Putois! Malheureuse! malheureuse!

malheureuse!"

"Et Mme Cornouiller demeura persuadée que Putois avait fait un enfant à sa cuisinière. Tout le monde à Saint−Omer, depuis le président du Tribunal jusqu'au roquet de l'allumeur de réverbères, connaissait Gudule et son panier. A la nouvelle que Putois avait séduit Gudule, la ville fut pleine de surprise, d'admiration et de gaieté. Putois fut célébré comme un grand abatteur de quilles et l'amoureux des onze mille vierges. On lui attribua, sur des indices légers, la paternité de cinq ou six autres enfants qui vinrent au monde cette année−là, et qui eussent aussi bien fait de n'y pas venir, pour le plaisir qui les y attendait et la joie qu'ils causaient à leur mère. On désignait, entre autres, la servante de M. Maréchal, débitant, Au Rendez−Vous des Pêcheurs, une porteuse de pain et la petite bossue du Pont−Biquet, qui, pour avoir écouté Putois, s'étaient accrues d'un petit enfant. "Le monstre!" s'écriaient les commères.

"Et Putois, invisible satyre, menaçait d'accidents irréparables toutes les jeunesses d'une ville où, disaient les vieillards, les filles, de mémoire d'homme, avaient toujours été tranquilles.

"Ainsi répandu dans la cité et les environs, il restait attaché à notre maison par mille liens subtils. Il passait devant notre porte et l'on croit qu'il escaladait parfois le mur de notre jardin. On ne le voyait jamais en face.

Mais à tout moment nous reconnaissions son ombre, sa voix, les traces de ses pas. Plus d'une fois nous crûmes voir son dos dans le crépuscule, au tournant d'un chemin. Avec ma soeur et moi, il changeait un peu de caractère. Il restait mauvais et malfaisant, mais il devenait puéril et très naïf. Il se faisait moins réel et, j'ose dire, plus poétique. Il entrait dans le cycle ingénu des traditions enfantines. Il tournait au Croquemitaine, au père Fouettard et au marchand de sable qui ferme, le soir, les yeux des petits enfants. Ce n'était pas ce lutin qui emmêle, la nuit, dans l'écurie la queue des poulains. Moins rustique et moins charmant, mais également espiègle avec candeur, il faisait des moustaches d'encre aux poupées de ma soeur. Dans notre lit, avant de nous endormir, nous l'écoutions: il pleurait sur les toits avec les chats, il aboyait avec les chiens, il emplissait de gémissements les trémies et imitait dans la rue les chants des ivrognes attardés.

"Ce qui nous rendait Putois présent et familier, ce qui nous intéressait à lui, c'est que son souvenir était associé à tous les objets qui nous entouraient. Les poupées de Zoé, mes cahiers d'écolier, dont il avait tant de fois embrouillé et barbouillé les pages, le mur du jardin au−dessus duquel nous avions vu luire, dans l'ombre, ses yeux rouges, le pot de faïence bleue qu'une nuit d'hiver il avait fendu, à moins que ce ne fût la gelée ; les arbres, les rues, les bancs, tout nous rappelait Putois, notre Putois, le Putois des enfants, être local et mythique. Il n'égalait pas en grâce et en poésie le plus lourd égipan, le faune le plus épais de Sicile ou de Thessalie. Mais c'était un demi−dieu encore.