Et, songeant que l'on n'entendrait plus jamais la grosse fille chanter: Je cass' des noisett's en m'asseyant d'ssus, j'exprimai au−dedans de moi toute la mélancolie contenue dans une telle idée, je l'égouttai dans mon âme et je gardai le silence. Le secrétaire général, M. Lacarelle, s'écria de sa voix profonde, dans ses moustaches nationales: "Demay est morte! Quelle perte pour la gaieté française! C'était ce soir dans le journal, dit le juge Pilloux. Effectivement, ajouta le général Cartier de Chalmot avec douceur, et l'on assure que cette personne est morte munie des sacrements de l'Église."
"A ce simple propos du général, une imagination soudaine, bizarre, incongrue me vint à l'esprit. Je me représentai la fin du monde telle qu'elle est décrite dans le Dies irae, au témoignage de David et de la Sibylle.
Je vis le siècle réduit en cendres, je me figurai les morts sortant de leurs tombeaux et se pressant en foule devant le trône du Juge, à l'appel de l'ange, et la grosse Demay toute nue à la droite du Seigneur. A cette idée, j'éclatai de rire sous les regards surpris des fonctionnaires civils et militaires. Le pis est qu'incapable d'échapper à cette vision, je dis tout en riant: "Vous verrez que, par sa seule présence, elle ôtera tout sérieux au Jugement dernier." Jamais parole, Zoé, ne fut moins comprise. Jamais parole ne fut moins approuvée.
Tu es absurde, Lucien. Je n'ai pas d'imaginations bizarres, moi. J'ai souri parce que je me suis représenté notre pauvre ami Vincent tel qu'il était dans la vie. Voilà tout. C'est bien naturel. Je le regrette de tout mon coeur. Nous n'avions pas de meilleur ami.
Comme toi, je l'aimais beaucoup, Zoé, et comme toi je suis tenté de sourire en pensant à lui. C'était un sujet de curiosité qu'il logeât dans un si petit corps tant d'ardeur militaire et qu'avec une figure ronde et poupine il eût une âme héroïque. Sa vie s'écoula tranquille dans le faubourg d'une ville de province. Il fabriquait des brosses aux Tintelleries. Mais ce soin n'emplissait pas son coeur.
Il était encore plus petit que l'oncle Jean, dit Mlle Bergeret.
Et il était martial, et il était civique et colonial, dit M. Bergeret.
C'était un bon et honnête homme, dit Mlle Bergeret.
Il avait fait la guerre en 1870, Zoé. Il avait vingt ans alors. Je n'en avais que douze. Il me semblait avancé en âge, grand par les ans. Un jour de l'Année terrible, il entra avec un bruit de ferrailles dans notre paisible maison provinciale.
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